Ovide enseigné

À rebours des Ovide moralisé qui ne citent qu’épisodiquement le texte latin, les éditeurs et pédagogues humanistes prolongent une autre tradition médiévale : celle de la collation et de l’établissement du texte total des Métamorphoses, qu’illustre bien le manuscrit conservé à la BIS. À partir de la fin du XVe siècle, l’imprimerie permet aux professeurs de diffuser leurs commentaires et aux étudiants d’accéder à des éditions du texte complet d’Ovide.

Le texte au centre

La plus connue – et la première – des éditions commentées et imprimées est celle, parue en 1493 à Venise, de Raphaël Regius. Le texte latin au centre de la page est isolé des commentaires qui l’entourent de part et d’autre.

Le mythe de Daphné dans P. Ovidii Nasonis Metamorphoseos libri moralizati cum pulcherrimis fabularum principalium figuris. Ovidii Metamorphoseos quindecim libri cum ipsius poetæ vita ex ejus operibus diligentissime collecta, Lyon, Jacques Huguetan, 1518, R XVI 631, fol. XXIIII v et fol. XXV r.

Quoique Régius se vante d’avoir corrigé des versions antérieures, ce texte n’est pas très différent de celui d’un certain Bonus Accursius paru en 1475. En revanche les commentaires sont, pour la plupart, de son fait. Ce sont des commentaires d’enseignant érudit, soucieux de l’altérité du texte commenté. Raphael Regius donne des explications sur le sens des mots, sur des figures de style, sur les réalités latines, sur l’étymologie grecque de certains mots, sur les références littéraires propres au contexte d’Ovide. Parfois, mais rarement, il indique la leçon morale qu’on peut tirer d’un épisode. Certes, Ovide bien lu fournit un modèle éthique, citoyen et monothéiste, comme il l’écrit dans sa dédicace au Prince de Mantoue, mais la lecture des commentaires montre que l’usage moral d’Ovide est laissé à la responsabilité des lecteurs.

Dans l’édition lyonnaise conservée à la BIS (Jacques Huguetan, 1511), les commentaires de Regius sont accompagnés, entre autres, de ceux du dominicain Giacomo Dalla Croce (Jacobus Bononiensis dans le titre).

L’édition comporte par ailleurs des bois gravés vraisemblablement dus à un élève de Guillaume II Leroy, illustrateur lyonnais, autrement nommé le « Maître au Nombril ». L’artiste se signale en effet par sa figuration des nombrils, prolongés d’un trait vers le bas.

Les toits vénitiens, fol. CV verso, R XVI 631.
Hercule au nombril, fol. CXVIII verso, R XVI 631.

Certaines de ces gravures font également apparaître des détails architecturaux vénitiens (ici une cheminée en forme de cône inversé) et révèlent ainsi leur inspiration italienne.

Le texte expurgé

Plus d’un siècle plus tard, Jacobus Pontanus, jésuite, rend encore hommage au travail de Regius. Dans son édition commentée des Métamorphoses, publiée à Anvers en 1618 après approbation par la Compagnie de Jésus. L’apparat critique s’est néanmoins déplacé au bas de la page et procède à une analyse textuelle et stylistique extrêmement poussée, qui annonce les éditions scientifiques modernes comme celle d’Alessandro Barchiesi (volume I et volume II), qui fait aujourd’hui autorité. Ovide est perçu comme un modèle d’abondance, de variété, d’esprit et d’élégance – dont Pontanus semble s’inspirer dans le style enjoué de sa préface et de son adresse au lecteur, dans le choix d’une érudition ciblée, qui éveille la curiosité du lecteur sans l’écraser.

Jacobus Pontanus, Métamorphoses, page de titre, LLP 3=25A.
Jacobus Pontanus, Métamorphoses, fol. A recto, LLP 3=25A.
Jacobus Pontanus, Métamorphoses, fol A verso, LLP 3=25A.

Mais les Métamorphoses présentent aussi, écrit-il, des choses « que nos institutions et nos mœurs abhorrent violemment » ; aussi en a-t-il omis certaines. Non que ses étudiants ne puissent aller les lire d’eux-mêmes, mais il ne voudrait pas, affirme-t-il, avoir l’air de les y encourager.

Ainsi, dix vers ovidiens racontant la poursuite de Daphné par Apollon sont omis au livre I. Au livre X, ni dans le texte latin, ni dans les commentaires, on ne trouve mention du goût d’Orphée pour les garçons. Au livre VI les vers qui racontent les viols répétés, la mutilation et la séquestration de Philomèle par Térée sont tout juste résumés dans cette formule :

« Philomèle, privée de sa pudeur, puis de sa langue, par Térée qui craignait qu’elle ne parle… ».

Violence et enseignement

Les viols constituent aujourd’hui aussi un point sensible dans la transmission et l’enseignement des Métamorphoses. Dans la pièce d’Heiner Müller Anatomie Titus Fall of Rome. Ein Shakespearekommentar, qui réécrit le mythe de Philomèle à la lumière de Shakespeare, un protagoniste moque la perception d’Ovide comme auteur élégant et propice à l’éducation humaniste en raison, précisément, de la violence de certaines de ses fables, et du sort qu’elles réservent aux femmes. Le titre Fall of Rome peut se comprendre comme l’effondrement d’une illusion humaniste projetée sur des classiques latins. Plus radicale, Virginie Despentes, dans King Kong Théorie, cite brièvement Ovide comme l’un des relais d’une culture occidentale du viol.

F. Rachmühl et N. Ragondet, Les Métamorphoses, Paris, Le Père Castor, 2015.

Or aujourd’hui, Les Métamorphoses sont régulièrement réécrites pour les enfants, et elles peuvent être abordées, tout comme l’Odyssée d’Homère, dans le programme de 6e sous l’angle du thème « Le monstre, aux limites de l'humain », mais avec « des extraits choisis [...] dans une traduction au choix du professeur », voire « des récits adaptés de la mythologie et des légendes antiques » (Bulletin Officiel).

Valentine Goby, Tu seras mon arbre, Paris, Thierry Magnier, 2018, YC 8= 128.

Dans son livre à destination des adolescents, Tu seras mon arbre, Valentine Goby réécrit le mythe de Daphné en le plaçant à l’époque contemporaine dans un milieu urbain et en le narrant du point de vue de la nymphe, qui devient une figure emblématique de toutes les femmes violentées.

Ainsi narrée, l’histoire de Daphné est bien plus collective et politique qu’elle ne l’est chez Ovide. Valentine Goby fait néanmoins remarquablement entendre le texte ovidien. C’est par la réécriture et l’intertextualité, par un jeu de proximité littéraire et de déplacements, qu’elle entre en dialogue avec celui qui, déjà, réécrivait d’anciens mythes.