Bernard Salomon et la fortune des Ovide illustrés

En 1557, l’imprimeur lyonnais Jean de Tournes se hâte de faire paraître un ouvrage dont il ne doute pas du succès. En ces années tout particulièrement, les traductions d’Ovide sont en vogue et le public est friand d’illustrations. Or Bernard Salomon a composé pas moins de 178 gravures qui sont au fondement même de cette nouvelle édition : la Metamorphose d’Ovide figuree forme en effet essentiellement une traduction d’Ovide en images. Les textes – des huitains composés peut-être par le poète Barthélémy Aneau – doivent compléter celles-ci, en rappelant l’essentiel des histoires, sans introduire d’éléments de commentaire. L’organisation de la page (titre-image-suscription) rappelle celle des livres d’emblèmes, et le talent de l’illustrateur se voit jusque dans les arabesques et grotesques qui composent les encadrements.

À cette date, Bernard Salomon s’est déjà fait connaître comme « peintre » à la fois pour de grands décors utilisés lors de cérémonies d’entrées de grands personnages en ville (Lyon, où il vivait, en premier lieu) et pour l’illustration de livres.

Ses quadrins illustrés de la Bible, publiés en 1553, ont consolidé sa collaboration avec Jean de Tournes. Il y a déployé son art, enrichi par les gravures antérieures et la connaissance des grands maîtres, mais capable d’une originalité marquante en cette période où il n’est scandaleux ni de pratiquer la copie ni de remployer des « bois » (gravés), d’un ouvrage (et d’une maison d’imprimeur) à l’autre. C’est ce qui assure le prestige de Bernard Salomon à son époque et jusqu’à aujourd’hui.

Bernard Salomon, pl. 32, Lyon, 1557, BnF/Gallica.
Bernard Salomon, Pallas parlant à Envie, fol. C3v, Lyon, 1583, RRA 6 = 41.

En fait, ce prestige est parfois obscurci par la notoriété d’autres artistes, eux-mêmes non négligeables, mais qui sont plus coutumiers de la copie : certains éclipsent Salomon alors même qu’ils ont copié ses œuvres. Or, en ce qui concerne l’illustration d’Ovide, le « petit Bernard » comme on l’appelle parfois, a eu un rôle fondateur en fournissant, dès 1549, une série de 22 gravures sur bois pour orner les traductions des deux premiers livres des Métamorphoses par Clément Marot.

Dans la Metamorphose d’Ovide figuree, les scènes gravées n’ornent pas : elles composent une version illustrée du poème latin. Les scènes se succèdent de sorte que l’enchâssement des récits, typique de la structure de l’œuvre originale, est abandonné ; les choix faits par l’artiste produisent des « accents » nouveaux, en vertu desquels des épisodes brefs ou mineurs au sein de cette même œuvre se retrouvent ici au premier plan. Pour couvrir l’étendue des histoires, l’illustrateur, soit les décompose en plusieurs scènes, soit adopte la technique multi-narrative qui fait réunir plusieurs moments d’une histoire dans la même image.

L’histoire des filles de Cécrops, et plus particulièrement d’Aglauros châtiée par Minerve (Métamorphoses, II, 752-832), est ainsi détaillée sur plusieurs pages : la visite de la déesse à l’Envie – terrible personnification qu’Ovide prend le soin de décrire ainsi que le lieu isolé et horrifique où elle vit – fait l’objet d’une gravure à part.

Bernard Salomon, Erysichthon se mange, fol. G7v, Lyon, 1583, RRA 6 = 41.

Le texte au bas de celle-ci rappelle le contexte narratif et donne, lui, peu de place à la scène et à la créature monstrueuse.

Les derniers temps de l’histoire d’Erysichthon (Métamorphoses, VIII, 725-884) sont, quant à eux, rassemblés sur une même image qui ne contient cependant pas la toute fin, à savoir que l’impie, poursuivi par la colère de Cérès qui a déchaîné contre lui la Faim, se mange lui-même. Le poème explicite ce dénouement, tandis que la gravure déroule en trois temps le récit à partir du moment où Erysichthon vend sa fille (scène du premier plan) jusqu’à la ruse de celle-ci qui se transforme en pêcheur et abuse son maître (scène de droite au second plan) en passant par l’intervention de Neptune à qui elle a demandé de l’aide et qui lui a permis de se métamorphoser (scène de gauche au second plan).

La Metamorphose d’Ovide figuree connut le succès escompté même si les rééditions de l’ouvrage ne furent pas très nombreuses.

La vita et la metamorfoseo d’Ovidio, pl. 80, Lyon, 1584, RRA 6 = 42.

Dès 1557, Jean de Tournes avait veillé à préparer des éditions en d’autres langues que le français.

En 1559, l’Italien Gabriele Simeoni contribua à la version italienne du livre (La vita et la metamorfoseo d’Ovidio) en écrivant de nouveaux poèmes en ottava rima (huitains) pour accompagner les gravures de Salomon. Cette édition peut sembler plus achevée d’un point de vue typographique et éditorial (elle ne fut pas réalisée dans la même hâte que la première). Le livre contient en outre d’autres textes de l’auteur, notamment une dédicace à Diane de Poitiers dont il espérait la protection et une Apologie, où il justifie aussi ses choix en tant que traducteur d’Ovide.

Dans la partie proprement ovidienne de l’ouvrage, quelques modifications ont été apportées par rapport à l’édition en français de 1557 : il s’agit surtout de l’ajout de seize pages et, sur celles-ci, de scènes comme la métamorphose de Nyctimène en chouette (voir Ovide, Métamorphoses, II, 566-597) ou celle des Piérides transformées en pies (voir Ovide, Métamorphoses, V, 294-315). Ces ajouts ne se retrouvent pas dans l’édition de la Metamorphose d’Ovide figuree de 1584, dont la BIS conserve un exemplaire.

D’autres graveurs qui acquirent à leur tour une grande importance copièrent les bois du « petit Bernard » pour fournir des illustrations à d’autres éditions du poème latin. C’est le cas de Virgil Solis, artiste de Nuremberg, dont les gravures figurèrent dans des éditions en différentes langues : latin, allemand, mais aussi néerlandais, comme celle procurée par l’atelier de Peter Beelaert d’Anvers en 1608, dont la BIS possède une réédition de 1650.

Virgil Solis, Médée pour se venger de Jason brûle le palais et tue ses propres enfants, Metamorphosis dat is, Antwerp, Peeter Beelaert, 1650, LLP 6 = 226.

Des illustres graveurs qui viennent après lui, Solis est celui qui suit avec le moins de variations le modèle de Bernard Salomon.

Par exemple, pour illustrer l’infanticide commis par Médée et la fuite de l’héroïne (voir la même illustration dans l’édition de Solis de 1569 sur Gallica), il suit, et de près, la gravure fournie par l’artiste lyonnais pour l’édition de son Ovide en français de 1557 (voir sur Gallica). Simeoni avait substitué une autre image, laquelle avait été reprise dans la réédition de la version française de 1583 (voir sur Ovid Illustrated).

La fortune propre de l’œuvre de Solis a parfois fait ombrage à celle de Salomon : en fait, à propos des gravures que le premier a copiées du second, on pourrait dire aujourd’hui qu’elles ont prolongé et contribué à perpétuer la renommée du Lyonnais, dont le style unique et remarquable a, en effet, beaucoup et longtemps attiré les imitations. Il n’a certes pas l’apanage de cette autre sorte de « traductions », mais quand on commence à s’intéresser aux versions illustrées des Métamorphoses ailleurs que dans des livres – sur des pièces de vaisselle ou de mobilier, ou encore sur des murs de châteaux – on peut s’attendre à reconnaître assez souvent le modèle des gravures de Salomon.

Vénus et Adonis, cabinet italien du XVIIe siècle, ébène, ivoire et os, Musée Benoît-De-Puydt de Bailleul.
Bernard Salomon, Vénus et Adonis, fol. C3v, Lyon, 1583, RRA 6 = 41. Voir aussi l'exemplaire sur Gallica.

Dans les siècles ultérieurs, nombre d’éditions des Métamorphoses d’Ovide ont intégré des illustrations, y compris de la part d’artistes très reconnus.

Ainsi, pour ne citer qu'un seul exemple, en 1931, Pablo Picasso illustre l’œuvre pour les luxueuses éditions Skira, qui rééditent l’ouvrage à l’occasion de leur 90e anniversaire. La ligne de Picasso y laisse très largement respirer la page et installe ses figures, quasi nues, dans une durée sereine, ouverte au récit : ainsi renoue-t-elle avec une forme de jeunesse ovidienne.

Ovide, Les Métamorphoses, eaux-fortes originales de Picasso, Skira, Milan, 2018.