Le poète et les princes

On ne sait quelle faute ou quelle erreur causa l’exil d’Ovide, poète mondain, alors qu’il terminait la composition des Métamorphoses. A-t-il vu ou su quelque chose qui touchait de trop près la famille impériale ? Ou prêté son concours à un complot ? Sa trop grande confiance en soi (disait Quintilien), son impertinence littéraire vis-à-vis de la restauration morale voulue par Auguste et son irrévérence à l’égard des dieux sont aussi souvent évoquées. Elles lui auraient, à un moment crucial, porté préjudice.

Cependant, les exemplaires des Métamorphoses au fil des siècles nous le montrent : Ovide exilé ne cesse de revenir à travers les époques, à la cour d’autres princes, souvent dans des éditions de luxe, par le truchement de traducteurs, préfaciers ou autres intermédiaires bienveillants. Comment ceux-ci raccommodent-ils l’irrévérence du poète et la susceptibilité des princes ? Voyons quelques-unes de ces intercessions.

Ovide naturalisé courtisan français

Renouard, première page de l'épître dédicatoire à la France, LLP 6= 224.

Dans sa dédicace à la France « Mère des courtoisies, chère Terre, asyle des étrangers affligés » qui précède la réédition améliorée de sa traduction des Métamorphoses, N. Renouard file la métaphore de l’accueil et de la patrie d’élection. Selon lui, Ovide, rejeté par les siens, aurait rencontré en France un accueil plein de « courtoisie ». Le poète latin désire, affirme Renouard, être tout à fait « naturalisé » français et trouve en Henri IV un monarque qu’il pourra enfin sincèrement admirer.

Renouard s’adresse ainsi à la France : « l’air de vos provinces est plus doux, l’humeur de vos peuples plus agréables, et les vertus de notre invincible Henry sont à son jugement plus digne d’un autel que celles de son impiteux Auguste ne furent de l’empire ». Ovide a trouvé son prince !


Ovide amendé

Ailleurs, certaines impertinences trop voyantes sont corrigées : le traducteur rend hommage à son dédicataire royal ou princier, là où, précisément, Ovide s’y refusait. Ainsi dans les premiers vers des Métamorphoses, Ovide écrit :

Mon intention est de parler de formes métamorphosées
En corps nouveaux ; dieux, qui avez pris part à ces transformations,
Inspirez mon entreprise et accompagnez ce poème
Qui, des origines du monde jusqu’à ma naissance, est éternel.

Dans ce passage le poète utilise l’expression « ad mea tempora » en général traduite par « jusqu’à nos jours ». Or, « ad mea tempora » a en vérité un sens plus fort, et peut tout à fait signifier « jusqu’à ma naissance » - ce qui s’entend en latin. Ainsi Ovide, par une formule un peu ambiguë, célèbre-t-il « sa » naissance en un passage où l’on attendrait davantage une marque de déférence vis-à-vis d’Auguste. Il en est sans doute conscient puisque dans une lettre adressée quelques années plus tard depuis l’exil à l’empereur, soucieux cette fois de célébrer sa grandeur, il affirme avoir composé un poème qui allait « ad tua tempora » : « jusqu’à ta naissance », ou « ton époque ».

Certains traducteurs, désireux de célébrer leur propre souverain dans l’incipit des Métamorphoses omettent l’impertinence ovidienne. Ainsi, Andrea dell Anguillara, écrit-il dans sa traduction italienne dédiée à Henri II :

Le forme in noui corpi transformate
Gran desio di cantar m’infiamma il petto,
Da i tempi primi a la felice etate,
Che fu capo a l’imperio Augusto eletto.
Dei, c’havete non pur quelle cangiate
Ma tolto a voi piu volte il proprio aspetto,
Porgete a tanta impresa tale aita,
C’habbiano I versi miei perpetua vita.

Puis il insère un deuxième couplet, dans lequel il s’adresse à Henri II avant de reprendre le fil de sa traduction.

Giovanni dell’Anguillara, Le metamorfosi di Ovidio, 1571, fol. a recto, RRA 8= 345.
Giovanni dell’Anguillara, Le metamorfosi di Ovidio, 1571, fol. a verso, RRA 8= 345.

Et Thomas Corneille, en 1660 propose, à l’attention de Louis XIV, dans une langue toute classique :

J’entreprens d’expliquer par quelles avantures
Tant de corps autrefois ont changé de figures.
Vous, dont la volonté régla ces changements,
Dieux, prestez à mes vers de pompeux ornements,
Et faites que ma Muse en doux accords féconde
Ayant développé les premiers temps du Monde,
Passe de chant en chant jusqu’à ces heureux jours
Dont le règne d’Auguste éternise le cours.

Les metamorphoses d'Ovide, traduites en vers françois par T. Corneille, Paris, Claude Barbin, 1669, RRA 6= 587, p. 1.

Ovide, prince des dissidents

Les différents retours d’Ovide dans la vie littéraire et culturelle ne se font pas tous sous le signe d’une réconciliation avec les puissants, aussi aimablement feinte soit-elle. Le XXe siècle en particulier valorise un modèle politique démocratique et des figures d’artistes plus solitaires et contestataires que courtisanes. Critiques et écrivains voient alors volontiers en Ovide un auteur à la poétique dissidente, politiquement irrécupérable par les pouvoirs autoritaires dont il dénoncerait, en creux, l’imposture. Dans la réécriture de Christoph Ransmayr, Die Letzte Welt (1988), Naso (Ovide), écrivain de l’instabilité des choses, apparaît comme une figure d’opposant politique ombrageuse, suffisamment forte pour inquiéter le pouvoir augustéen – mais un peu dénuée d’humour. Pour d’autres commentateurs, comme Jean-Pierre Néraudau, cependant, ce n’est pas la force, c’est bien l’humour qui fait d’Ovide un prince des dissidents.