Ovide licencieux

Ovide passe volontiers pour un auteur licencieux, et il l’est certainement plus dans les esprits qu’il ne l’était en réalité, du moins dans le sens que l’on donne aujourd’hui à ce terme. Il s’est certes illustré dans la composition d’élégies érotiques, un genre littéraire qui s’est développé intensément à la fin du premier siècle avant J.-C. Mais ces poèmes, dans lesquels l’expression codifiée de la passion amoureuse se mêle intimement à une haute conscience de la tradition poétique dans laquelle elle s’inscrit, ne figurent pas – loin de là – parmi les plus osés ou crus ou de la littérature latine. De fait, le genre de l’épigramme ou celui de la satire, par exemple, peuvent faire une plus grande place à l’évocation des plaisirs sexuels dans un vocabulaire obscène.

Sémélé foudroyée par Jupiter (détail), dans Pierre du Ryer, Les metamorphoses d'Ovide, divisées en XV. livres, LLP 3= 28.

L'image licencieuse d'Ovide

Au fond, l’image que l’on peut se faire d’Ovide comme poète licencieux est peut-être tributaire d’une réalité biographique – son bannissement sur l’ordre d’Auguste – et du fait que l’immoralité de l’Art d’Aimer était le prétexte à cette relégation ordonnée par le prince. Cette condamnation, même si elle cachait certainement un autre grief auquel le poète fera souvent allusion dans son œuvre d’exil sans jamais le dévoiler précisément, influence certainement la lecture que l’on se fait de ce poète qui aura déplu au pouvoir. Précisément, dans la lettre qu’il écrit à Auguste pour se défendre de ce reproche apparent, en déplorant que sa Muse soit « trop lascive » (nimia … lasciuia Musa, Tristes II, 313), Ovide contribue lui-même à cette image d’un auteur frivole et libertin, en même temps qu’il clame – selon un argument qui avait déjà été employé par Catulle (dans le carmen 16) – que si sa Muse est folâtre, sa vie est, quant à elle, parfaitement chaste :

Crede mihi, distant mores a carmine nostro –
uita uerecunda est Musa iocosa mea –
magnaque pars mendax operum est et ficta meorum :
plus sibi permisit compositore suo.
Crois-moi, mes mœurs ne ressemblent pas à mes chants – ma vie est sage, si ma Muse est folâtre ! – Mes œuvres sont en grandes parties mensonges et fiction ; elles ont pris plus de liberté que leur auteur. (Tristes II, 353-356, trad J. André, C.U.F.)

C’est bien ce genre de dénégations qui a pu participer à élaborer l’image d’un Ovide licencieux. Mais l’on observe aussi comment, derrière l’argument en apparence défensif – les productions les plus frivoles de sa muse relèvent de la fiction et ne reflètent pas la vie de l’auteur – Ovide semble en réalité nous suggérer une re-définition de la « licence » en question : il s’agit bien de la conscience du rôle immense de la fiction dans son œuvre, celle qui peut tout, qui ose tout, que rien ne peut contrôler ou limiter. Derrière cette poésie « licencieuse », il faut surtout lire la revendication réaffirmée de la puissante liberté de l’auteur : la licentia uatum (Exit in immensum fecunda licentia uatum, « elle est immense, la liberté créatrice des poètes », écrivait-il en Amours III, 12, 41).

La « licence poétique » dont se réclame Ovide, c’est aussi, et surtout donc, cette liberté par rapport à la réalité, par rapport au pouvoir, à la tradition sous toutes ses formes.

Licence et poésie d'Ovide

La liberté, pour Ovide, est intrinsèque à la création – et à l’interprétation – poétique, comme on peut le voir quelques vers plus loin dans la même épître adressée au prince. Pour se défendre, en arguant qu’il n’est pas un cas isolé puisqu’à tout prendre toute la littérature pourrait être réduite à des histoires d’amour, plus ou moins graveleuses, Ovide dresse un catalogue des œuvres les plus respectables qui, au fond, ne seraient que des histoires érotiques, depuis l’Iliade elle-même, réduite à la guerre que se mènent le mari et l’amant d’Hélène. Du côté romain, les auteurs les plus sérieux ne sont pas épargnés non plus : Ennius, Lucrèce, et même son prédécesseur immédiat, Virgile :

Et tamen ille tuae felix Aeneidos auctor
Contulit in Tyrios arma uirumque toros.
Et pourtant, l’heureux auteur de ton Énéide a conduit dans un lit tyrien le héros et ses armes. (Tr. II, 533-34)

Frontispice, L'Ovide bouffon, ou Les metamorphoses burlesques, 1659, RRA 6= 1146.

On observe là le type de licence que se permet Ovide : en apparence, il évoque l’amour de Didon et Énée au livre IV de l’Énéide, de fait une histoire amoureuse incluse dans l’épopée virgilienne. Mais il le fait avec une grande irrévérence, en introduisant un jeu de mot grivois – Virgile a conduit dans le lit de Didon « les armes et l’homme » (avec le sens sexuel conféré au mot arma pour désigner les parties génitales d’Énée) – qui transforme le proème virgilien, arma uirumque cano, « je chante les armes et l’homme… » et donc contamine l’œuvre tout entière. En outre, avec l’adjectif possessif tuae, Ovide pointe discrètement mais sûrement la volonté d’appropriation de l’Énéide par le prince (qui aurait, dit-on, voulu en faire une Augustéide).

Virgile est ainsi désigné comme le chantre du pouvoir. Ce faisant Ovide renvoie dos-à-dos deux réappropriations du texte virgilien : est-ce de la poésie ‘officielle’, panégyrique, ou de la poésie grivoise ? Ainsi, bien au-delà du jeu de mot licencieux qui érotise l’épopée virgilienne, ce qu’affirme Ovide ici est la fondamentale liberté du lecteur, et l’impossibilité de fixer ou de contrôler le sens des textes poétiques : l’œuvre n’est à personne, même si Auguste la veut « sienne ». C’est en cela que la muse ovidienne est iocosa : les jeux, érotiques ou littéraires, le ludisme d’apparence frivole, disent, avant tout, la nécessaire liberté, du poète comme de l’interprète.

Une réception licencieuse d'Ovide

Dans la tradition scolaire, critique ou littéraire, les commentaires ou les réécritures d’Ovide pourront mettre en avant le caractère licencieux qu’on attribue au poète, que ce soit en censurant des passages jugés immoraux et inadaptés à la lecture par des jeunes gens, ou au contraire, en les réécrivant de manière toujours plus irrévérencieuse et truculente. C’est ce qu’illustre par exemple la réécriture de l’épisode de Daphné et Apollon dans L'Ovide bouffon, ou Les metamorphoses burlesques de Louis Richer (Paris, Estienne Loyson, 1659).



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Apollon et Daphné, L'Ovide bouffon, ou Les metamorphoses burlesques, p. 57, RRA 6= 1146.
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Apollon et Daphné, L'Ovide bouffon, ou Les metamorphoses burlesques, p. 58, RRA 6= 1146.
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Apollon et Daphné, L'Ovide bouffon, ou Les metamorphoses burlesques, p. 59, RRA 6= 1146.
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Apollon et Daphné, L'Ovide bouffon, ou Les metamorphoses burlesques, p. 60, RRA 6= 1146.
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Apollon et Daphné, L'Ovide bouffon, ou Les metamorphoses burlesques, p. 61, RRA 6= 1146.
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Apollon et Daphné, L'Ovide bouffon, ou Les metamorphoses burlesques, p. 62, RRA 6= 1146.
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Apollon et Daphné, L'Ovide bouffon, ou Les metamorphoses burlesques, p. 63, RRA 6= 1146.
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Apollon et Daphné, L'Ovide bouffon, ou Les metamorphoses burlesques, p. 64, RRA 6= 1146.
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Apollon et Daphné, L'Ovide bouffon, ou Les metamorphoses burlesques, p. 65, RRA 6= 1146.
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Apollon et Daphné, L'Ovide bouffon, ou Les metamorphoses burlesques, p. 66, RRA 6= 1146.
11 / 16
Apollon et Daphné, L'Ovide bouffon, ou Les metamorphoses burlesques, p. 67, RRA 6= 1146.
12 / 16
Apollon et Daphné, L'Ovide bouffon, ou Les metamorphoses burlesques, p. 68, RRA 6= 1146.
13 / 16
Apollon et Daphné, L'Ovide bouffon, ou Les metamorphoses burlesques, p. 69, RRA 6= 1146.
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Apollon et Daphné, L'Ovide bouffon, ou Les metamorphoses burlesques, p. 70, RRA 6= 1146.
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Apollon et Daphné, L'Ovide bouffon, ou Les metamorphoses burlesques, p. 71, RRA 6= 1146.
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Apollon et Daphné, L'Ovide bouffon, ou Les metamorphoses burlesques, p. 72, RRA 6= 1146.

Amusons-nous ici d’une reconduction de la licentia ovidienne, que l’on trouve dans la première édition des Métamorphoses par Pierre du Ryer.

Cette édition, qui constitue un ouvrage luxueux, est enrichie de gravures pour la plupart dues à Antonio Tempesta (1555-1630). L’imprimeur s’est permis une amusante licence. Le catalogue des gravures de Tempesta ne présente pas d’illustration du mythe de Tirésias, homme transformé en femme puis à nouveau transformé en homme. Or, une illustration de Tirésias figure ici et elle est bien dans le style du graveur florentin. Pour cause : elle reproduit l’illustration du mythe de Sémélé, maîtresse de Jupiter, qui précède tout juste l’histoire de Tirésias.

L’ensemble formé par Jupiter, Junon et le nuage est inchangé. La robe du personnage mortel n’a pas changé non plus. Mais celle-ci ne s’ouvre plus sur les mêmes attributs.

Ce jeu de « travestissement » d’une illustration d’auteur connu rend plaisamment l’ambiguïté sexuelle de Tirésias, de fait transformé – dit-on – successivement d’homme en femme et, « sept automnes » plus tard (cf. Mét., III, 324-325), de femme en homme (et donc bien placé, selon le texte d’Ovide qu’illustre cette image, pour arbitrer le débat entre Jupiter et Junon sur l’intensité respective du plaisir masculin ou féminin).

Jupiter et Junon consultent Tirésias, Les metamorphoses d'Ovide, divisées en XV. livres, p. 118, LLP 3= 28.
Sémélé foudroyée par Jupiter, Les metamorphoses d'Ovide, divisées en XV. livres, p. 114, LLP 3= 28.

La liberté de l’imprimeur qui détourne le modèle qu’il utilise fait écho à l’irrévérence dont faisait précisément preuve Ovide par rapport à ses prédécesseurs. Quant au lecteur qui a jugé bon, (avant l’intégration de l’ouvrage dans la Réserve !) d’ajouter quelque image de son cru, peut-être contribue-t-il à la perpétuation de la licentia ovidienne, mais il n’est pas sûr que ce soit avec la même finesse virtuose !