Ovide moralisé

Les fictions antiques, notamment les fables, que d’aucuns jugeraient un genre folâtre et peu sérieux, ont très vite été investies au Moyen Âge comme lieu de savoir, de sagesse morale et d’édification spirituelle et chrétienne, propices à la méditation et matière à sermon. Les auteurs antiques étaient censés détenir une vérité divine enfouie, qu’ils auraient à la fois cachée et transmise grâce au chiffre apparemment léger ou licencieux de la fable. Encore fallait-il pouvoir déchiffrer ce sens soigneusement caché. De ce mode de lecture, inspiré de l’exégèse biblique, témoignent les différents Ovide moralisé qui circulent à partir du début du XIVe siècle, en vers puis en prose, en latin et en français, et qui proposent des interprétations allégoriques et chrétiennes des Métamorphoses.

Deux des plus anciens imprimés conservés à la BIS sous le nom d’Ovide relèvent de cette tradition, qui devint à la fin du Moyen Âge une bible profane : un Ovidius moralizatus de Pierre Bersuire, et un exemplaire de la Bible des poètes de Colard Mansion.

Metamorphosis Ovidiana moraliter a magistro Thoma Walleys Anglico de professione predicatorum sub ; sanctissimo patre Dominico : explanata. RXVI 735, détail de la page de titre.
L’Ovidius moralizatus de Pierre Bersuire (1290-1362), moine bénédictin humaniste, a d’abord constitué le XVe tome d’une vaste encyclopédie morale composée aux alentours de 1350. Ce tome proposait en premier lieu une interprétation des différentes figures du panthéon païen, intitulée « De formis figurisque deorum », puis de courts résumés des fables ovidiennes suivis de leur interprétation selon les quatre sens théologiques : littéral, historique, moral (ou tropologique) et allégorique (le plus spirituel), gloses qui fonctionnent plus ou moins bien selon les dieux ou les fables.
Ainsi Apollon est-il identifié au soleil et, par extension, au passage du temps ; Actéon signifie l’avarice dans le sens moral, et le Christ dévoré par les siens dans le sens allégorique. L’ensemble de ces interprétations, qui n’avaient pas besoin d’être cohérentes entre elles, fournissait, outre une transposition chrétienne des mythes, une abondante matière pour les sermons. La fortune de ce texte, à côté d’autres Ovide moralisé en français, a été très importante, même si l’œuvre a longtemps circulé avec le nom d’auteur Thomas Walley (également retranscrit Thomas Valois ou Thomas le Gallois), un contemporain de Pierre Bersuire. L’œuvre a notamment servi de support à d’importants programmes d’illustrations du panthéon antique, dans des manuscrits enluminés.

L’exemplaire conservé à la BIS relève d’une édition parue en 1511, partagée entre plusieurs imprimeurs-libraires parisiens, dont Josse Bade. La marque de ce dernier figure ici à la page de titre et il apparaît comme l’auteur de l’épître préliminaire, déjà présente dans la première édition parue en 1509. De petit format, dépourvu d’illustration et donc peu onéreux, il est précédé d’une table alphabétique qui fonctionne comme un index des motifs religieux que l’on est censé trouver dans les Métamorphoses. Dans cet index, la lettre « x » proche du « χ » (« khi » grec), fournit l’initiale du mot « Christ ».

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Table des matières, [Ovide moralisé. Latin. 1511], f. b.Vv, RXVI 735.
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Table des matières, [Ovide moralisé. Latin. 1511], f. b.VIr, RXVI 735.
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Table des matières, [Ovide moralisé. Latin. 1511], f. b.VIv, RXVI 735.
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Prologue, [Ovide moralisé. Latin. 1511], f. a.Ir, RXVI 735.
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Prologue, [Ovide moralisé. Latin. 1511], f. a.Iv, RXVI 735.

L’ouvrage, ainsi édité, constitue un catalogue pratique pour les prédicateurs lors de la composition des sermons, comme l’indique Josse Bade. Mais il ne correspondait plus aux attentes de l’époque et il sera vite décrié par les humanistes du XVIe siècle qui n’apprécient guère le caractère arbitraire des allégories proposées.

La Bible des Poètes

La Bible des poètes relève également de la tradition des Ovide moralisé – mais d’une façon plus mondaine. Le texte – qui n’avait pas encore ce titre - est dû à Colard Mansion, imprimeur et traducteur brugeois. En 1484, celui-ci propose une riche édition des Métamorphoses en français qui combine des sources diverses. D’une part, il reprend une traduction préexistante du « De formis figurisque deorum » de Bersuire et de certaines de ses allégories en français. D’autre part, il s’inspire très largement des Ovide moralisé français et en prose qui le précèdent, qui « translataient » Ovide – c’est-à-dire qu’ils le transposaient à la fois linguistiquement et culturellement, contribuant ainsi à donner ses lettres de noblesses à la langue vernaculaire.
Enfin, Colard Mansion accompagne son texte de bois gravés, et l’ensemble est enluminé à la main – ce qui en fait un ouvrage mixte, entre manuscrit et imprimé, comme nombre d’incunables. Dans les différentes éditions de l’ouvrage de Mansion, la présence de bois gravés permet de visualiser les figures des dieux.

Ainsi Apollon est-il figuré surplombant un monstre pourvu de trois têtes : une tête de chien, une tête de loup, une tête de lion. Dans l’interprétation que Colard Mansion reprend à Bersuire, ce monstre tricéphale signifie le temps : la tête du chien signifie le futur qui berce les hommes d’espoirs flatteurs comme le sont les chiens, la tête de loup représente le passé qui tel un loup s’enfuit avec sa proie, et la tête de lion signifie le présent qui, précisément, dédaigne de fuir.

Pyrame et Thisbé, La Bible des Poètes, fol. XXXIII, INC 141.
Apollon dieu du soleil piétine un monstre à trois têtes, fol. AIIII+2, INC 141.

Si cette entreprise luxueuse ruina peut-être Colard Mansion, elle connut un succès posthume. En 1493, Antoine Vérard à Paris en tire lui aussi une édition de luxe, sur vélin, avec de nouveaux bois gravés peints à la main, en lui donnant le joli titre de Bible des poètes. L’édition de 1531, due à Philippe Le Noir, dont relève l’exemplaire conservé à la BIS, reprend l’édition d’Antoine Vérard sur un mode moins onéreux : le volume est imprimé sur papier et les bois gravés ne sont pas peints.


Ils témoignent néanmoins d’une interprétation à la fois allégorique, anachronique et plaisante des dieux et mythes ovidiens.

Le Grand Olympe

La tradition des Ovide moralisé est donc encore vivace, en latin et en français, au début du XVIe siècle. Cependant, elle s’essouffle : la lecture allégorique, lorsqu’elle établit des concordances trop étroites entre les fables ovidiennes et les Écritures chrétiennes, semble désormais forcée. En 1518, Erasme, dans une lettre à Martin Lipsius, écrit à propos de l’Ovidius moralizatus, qu’il attribue au dominicain Thomas Walley : « Et dire que personne ne s’insurge contre les âneries d’un certain dominicain qui adapte au Christ, au besoin en les tordant, toutes les fables d'Ovide ». L’enseignement humaniste d’un Rafael Regius s’orientera vers une analyse textuelle plus que morale des Métamorphoses.

« Briève et véritable explication de quelques métamorphoses du grand Olympe. Olympe tant estimé à Rome sous le nom d'Ovide... » , fol. 112r, MS 1056.

Néanmoins, une tradition allégorique perdure au début du siècle suivant, notamment grâce à la traduction et aux commentaires de Nicolas Renouard, mais ses allégories sont souples. Si elles interprètent les Métamorphoses, elles ne leur donnent guère de valeur prophétique.

La BIS conserve également un manuscrit du XVIIe siècle, non publié, dû à un certain Halikenky qui propose une interprétation minoritaire et hermétique des fables, à une époque où Ovide commence à être lu comme « galant ».