Histoire d'une
correspondance
Une figure
singulière

Des réseaux de sociabilité étendus

Les relations érudites d’une « vieille étudiante »

« Vous aviez coutume de vous dire "un étudiant", "un chartiste", et vous l'êtes restée dans votre Marquisat, jusque bien près de vos derniers jours »

déclare Gustave Lanson (1857-1934) dans l’éloge funèbre à la marquise, le 5 mai 1923. Il dépeint une femme lettrée et passionnée, qui s’entoure d’érudits français et belges au sein des grandes institutions de l’enseignement supérieur et de la recherche.

À l’instar de la haute société parisienne, Marie Arconati-Visconti assiste en auditrice libre à des cours et des conférences qui enrichissent ses lectures d’ouvrages scientifiques. Elle fréquente ainsi le Collège de France, l’École du Louvre, l’École des Chartes et peut-être l’École des Hautes Études, ainsi que l’Université de Paris.

Lettre d’Henri Bergson à la marquise, 27 mai 1909, MSVC 263 F. 152.

Au cours de l’année 1908, par exemple, elle suit quatre cours au Collège de France, celui d’histoire de Gabriel Monod (1844-1912), ceux de philologie d’Abel Lefranc (1863-1952) et de Joseph Bédier (1864-1938), celui de philosophie d’Henri Bergson (1859-1941).

« Je me distrais en suivant des cours, ne pouvant plus lire toute la journée. Je suis celui de Monod (il va commencer à parler des Jésuites…) : Michelet au Collège de France de 1843 à 1848. Celui de Lefranc sur Rabelais (le plus intéressant de tous) et celui de Bédier sur les Chansons de Gestes. »
Lettre de la marquise à Alfred Loisy, sd [décembre 1908]. BnF, NAF/15646 F. 87.

Un cercle cosmopolite qui s'élargit

Parmi les fréquentations, voire dans le cercle d’amis de la marquise, nombreux sont les professeurs de sciences historiques (philologues, paléographes, historiens, historiens de l’art, archéologues), ainsi que les directeurs ou administrateurs d’établissements académiques. Suite à certaines donations, elle correspond également avec des membres des facultés des Sciences de Paris et de Strasbourg.

Elle fréquente notamment beaucoup d’élèves, anciens élèves et enseignants de l’École des Chartes. Les premiers correspondants chartistes sont Alfred Morel-Fatio (1850-1924) et Auguste Molinier (1851-1904), qui connaissent la marquise dès 1894, si ce n’est plus tôt.

À partir de 1903, c’est-à-dire après le don de la Bibliothèque Gaston Pâris à l’État par la marquise Arconati-Visconti, des professeurs du Collège de France, de l’École pratique des Hautes Études et plus tard de l’Université de Paris viennent élargir le cercle de ses relations savantes.

Ces relations ne se cantonnent pas au paysage français. Des érudits de l’Université de Gand, comme Franz Cumont (1868-1947), et de l’École française de Rome, comme Louis Duchesne (1843-1922), font partie de ce cercle. Elle reçoit également des lettres de chercheurs conduits à travailler à l’étranger, tel Abel Lefranc qui effectue une mission en Égypte.

Carte postale d' « A. L. » [Abel Lefranc] à la marquise, 14 janvier 1912, MSVC 267 F. 1291.

Des savants engagés

C’est d’abord l’affaire Dreyfus qui consolide les amitiés intellectuelles. Parmi les professeurs dreyfusards on peut citer le philologue Louis Havet (1849-1925) et l’historien George Duruy (1853-1918). Ce dernier fait l’éloge de la marquise et de son salon politique dreyfusard, qui était alors surnommé « la Tour d’Ivoire ».

1 / 3
Lettre de George Duruy à la marquise, 18 février 1908 (avec une note de la marquise), MSVC 276 F. 3456-3457.
2 / 3
Lettre de George Duruy à la marquise, 18 février 1908 (avec une note de la marquise),MSVC 276 F. 3456-3457.
3 / 3
Lettre de George Duruy à la marquise, 18 février 1908 (avec une note de la marquise), MSVC 276 F. 3456-3457.

La politique anticléricale française et les effets de la crise moderniste – conflit intellectuel qui secoue une Église catholique confrontée aux progrès des sciences profanes – sont un deuxième pivot d’amitié et d’engagement dans la correspondance. Les événements comme la candidature d’Alfred Loisy (1857-1940), condamné par le pape pour « modernisme », à la chaire d’histoire des religions du Collège de France, et l’exil romain de Franz Cumont, qui quitte la Belgique suite à un conflit idéologique avec le ministre des Sciences et des Arts, y donnent lieu à des échanges importants.

Carte de Louis Havet à la marquise, 22 novembre 1908, MSVC 278 F. 3948.

Cette lettre de Louis Havet (1849-1925) illustre par exemple l’enjeu des relations et des influences lors de la candidature de Loisy au Collège de France.

Gabriel Monod (1844-1912)


Directeur et cofondateur de la Revue historique (1876), successeur de Gaston Pâris à la direction de la section d’Histoire et de Philologie à l’École des Hautes Études, Gabriel Monod devient après 1903 un ami très proche de la marquise Arconati-Visconti. Monod, historien clef de l’école méthodique, est aussi un dreyfusard publiquement engagé. Dès le début de leur correspondance, la marquise souhaite créer pour lui une chaire d’histoire temporaire au Collège de France, pour cinq ans. Monod lui fait part de ses préparations de cours sur Michelet et partage avec elle ses lectures littéraires ou scientifiques. Il sollicite également sa bienfaitrice pour les œuvres dont il s’occupe à Versailles, l’Université populaire et le Foyer des soldats, lorsque celles-ci ont besoin de financements. Il est un convive du salon des Jeudis et s’y régale de l’émulation intellectuelle. En 1911, se jugeant trop âgé, il refuse de devenir l’exécuteur testamentaire de la marquise. Il l’assiste en revanche dans la réalisation de différents dons pour la recherche, l’enseignement supérieur et l’enseignement laïc.

Lettre de Gabriel Monod à la marquise, 20 octobre 1910, MSVC 287 F. 6118.

Lettre de Gabriel Monod à la marquise, 20 juin 1909, MSVC 286 F. 6004.

Dans une lettre (à droite), Monod raconte un jour un rêve, signifiant à la fois son amitié et sa confiance pour la marquise, et illustrant leur réseau commun de savants.

L’historien dépeint la marquise comme « l’Amie par excellence », témoignant son affection et son estime à celle qui l’avait aidé à surmonter la mort de son fils et avait créé pour lui une chaire temporaire au Collège de France.