Une vie aventureuse
et romanesque
Un auteur polygraphe
respecté
Un membre actif de la
République des lettres
Un homme de foi au
carrefour des religions
Un bibliophile et un
amateur de littérature

Un auteur polygraphe respecté

Philosophie

Page de titre, Two Treatises, édition originale, Bibliothèque de l'Agglomération du Pays de Saint-Omer, Fonds Ancien, cote 1355.

Kenelm Digby est l’auteur de plusieurs ouvrages qui révèlent l’étendue de ses intérêts et de ses connaissances. Ils touchent aussi bien à la philosophie morale, à la théologie, à la métaphysique qu'à la philosophie naturelle, la botanique et la médecine. Son œuvre est aujourd’hui relativement négligée par l’histoire de la philosophie, qui s’intéresse davantage aux grands systèmes ou aux notions qu’aux médiateurs pertinents (pour des exceptions notables, on consultera les travaux de Philippon et de Moschenka).

Or, bien que souvent déroutants parce que mêlant des influences considérées aujourd'hui comme mutuellement exclusives, ses ouvrages témoignent d’un esprit syncrétique parfaitement informé des débats, des polémiques et des avancées scientifiques et philosophiques de son temps. La pensée de Digby peut donc paraître paradoxale : il est paracelsien et cartésien ; aristotélicien et copernicien, etc. Pourtant, il est le premier à offrir, avec son ouvrage Two Treatises (1644), un traité qui tente d'adosser un traité de métaphysique à une physique, le tout en langue vernaculaire (en l'occurrence en anglais), avant même que Descartes ne s'y risque en français (voir MacDonald et Philippon).

Les Two treatises, dont le titre complet est Two treatises in the one of which the nature of bodies, in the other the nature of man’s soul is looked into, in way of discovery of the immortality of reasonable souls, paraissent d'abord en anglais à Paris, chez le libraire Gilles Blaiziot, en 1644, au format in-folio, puis à Londres en 1645.

Page de titre, Demonstratio immortalitatis animæ rationalis, SPM 3 = 8.

La BIS possède la traduction latine de ce texte par John Leyburne (1615-1702), théologien catholique exilé en France et ami de Thomas Hobbes (1588-1679). Cette traduction, préfacée par Thomas White, fut réalisée dans le but d'assurer à l'ouvrage une très large diffusion dans l'Europe des Lettres — l'anglais n'étant pas, naturellement, une langue communément lue ou parlée par les savants.

Le titre latin signifie : « Démonstration raisonnable de l’immortalité de l’âme, ou deux traités philosophiques, dont le premier explique la nature et les opérations des corps, et le second, véritablement, la nature de l’âme raisonnable, pour convaincre de son immortalité ». C’est l’ouvrage le plus ambitieux de Digby, très largement diffusé.

Influencé par son mentor et ami, le philosophe et auteur de controverse Thomas White, Digby y propose une philosophie mécaniste du monde et de l’homme. Bien qu’encore marqué par Aristote, il introduit dans la pensée anglaise le rationalisme cartésien et les conceptions mécanistes et héliocentriques de Galilée, dont il est l’un des premiers à prendre la défense et à reconnaître l'importance. Le traité témoigne aussi de l’influence de Pierre Gassendi et de Thomas Hobbes, entre autres.

Polémique religieuse

Dos, VCM 6 = 5723.

Digby s'illustre aussi dans la polémique, en publiant en 1643 une réfutation du traité de Thomas Browne, Religio Medici (La Religion d’un médecin), texte polémique voué à une certaine célébrité. Une édition corrompue de ce traité du médecin Thomas Browne (1605-1682), paraît pour la première fois à Londres en 1642 à l’insu de son auteur, qui en fit aussitôt publier une autre, corrigée, l’année suivante.

Le livre suscite le scandale en raison de ses propos jugés antireligieux et contraires à l’orthodoxie. Il fut d’ailleurs mis à l’index en 1644 et l’expression même « Religio medici » paraît être devenue synonyme en Angleterre d’absence de religion au XVIIe siècle. Plus tard, Pierre Bayle (1647-1706) appréciera particulièrement l’ouvrage, notamment en raison de la tolérance affichée par Browne qui acceptait les professions de foi de toutes les Églises et admettait plusieurs voies au salut, en faisant de l’hérésie une fatalité historique qu'il n’y a pas lieu de combattre. La réfutation de Browne par Digby porte sur la première édition corrompue de 1642, au grand dam de l'auteur. Dans ce texte, Digby entend réconcilier la religion chrétienne et la raison et défendre l’idée de la résurrection. L'ouvrage, publié plusieurs fois séparément, connaîtra une très grande diffusion, et sera même annexé à partir de 1659 aux éditions du traité de Browne.

Page de titre, Letters between the Lord George Digby, and Sir Kenelm Digby Knight. Concerning Religion, VCM 6 = 5723, fonds Victor Cousin.

L’intérêt de Digby pour les questions théologiques de son temps ne se démentira pas. Ses collections reflètent d'ailleurs un intérêt marqué pour l'histoire des religions et lui-même, doté d'une foi ardente, se convertit à deux reprises, revenant au catholicisme pour ne plus s'en écarter. Digby est aussi l'auteur de deux textes touchant à la question de la vérité de l'Église, publiés coup sur coup en 1651 et 1652. En 1651, il adopte la forme dialogique avec Letters between the Lord George Digby, and Sir Kenelm Digby Knight. Concerning Religion. Dans ces lettres, prétendument échangées avec son cousin, Georges Digby, second Comte de Bristol (1612-1677) entre le 2 novembre 1638 et le 30 mars 1639, il aborde plus particulièrement la question de la recherche de la certitude en matière de religion et argue que seule la tradition peut garantir la pérennité et la vérité de l’Église. Il revient sur ces questions dans A Discourse Concerning Infallibility in Religion, ouvrage publié à Paris et à Amsterdam, en anglais, en 1652.

La Poudre de sympathie

Si les Two Treatises et les Observations on Religio Medici établissent durablement la réputation de Digby parmi les savants, c'est paradoxalement son traité médical sur la poudre de sympathie qui lui assure une large célébrité. En résidence dans le sud de la France, Digby présente d’abord sa théorie sur la « poudre de sympathie » devant une assemblée de curieux en 1657 à Montpellier. Le traité est publié pour la première fois à Paris, en français, en 1658. Il est traduit en anglais par R. White et paraît à Londres la même année sous le titre A Late Discourse… Touching the Cure of Wounds by the Powder of Sympathy. L'exemplaire de la Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne est une réédition de 1666 de ce traité, qui connut un beau succès.

Page de titre, Discours fait en une célèbre assemblée par le Chevalier Digby, Paris, Augustin Courbé et Pierre Moet, 1658, Bayerische StaatsBibliotek.
Page de titre, Discours fait en une célèbre assemblée par le Chevalier Digby, Paris, chez Augustin Courbé, 1666, RXVII 6= 123.

Ce traité atomiste et mécaniste illustre le concept ancien de sympathie, déjà exposé par Rudolf Goclenius (1547-1628) ou Francis Bacon (1561-1626) et théorisé notamment par Paracelse et Jean-Baptiste Van Helmont (1579-1644). Selon ce principe, il était possible de guérir une blessure à distance par l’application d’un baume sur le fer qui l’avait causée. Selon les paracelsiens, en vertu d'une action magnétique, les atomes de fer ayant causé la plaie seraient censés agir sur celle-ci. Digby s’illustre ici dans cette controverse européenne en offrant une variante atomiste de cette idée mais surtout en tentant d'élaborer une explication rationnelle.

Selon Digby, il convient de tremper un linge imbibé du sang de la blessure dans un bain vitriolique, d'abord dans la pièce même où se trouve le blessé : les atomes de sang, mêlés à ceux de la poudre, se répandent dans l'air et par ressemblance ils sont attirés jusqu'à la blessure ; le vitriol peut alors agir sur la plaie. Selon cette théorie, il n'y a pas véritablement d'action à distance, mais ce sont la lumière et la chaleur qui permettent le déplacement des atomes.

Ce traité suscite un vif intérêt. Il connaîtra vingt-neuf rééditions en anglais, français, hollandais et latin. Il est aussi publié avec d'autres ouvrages sur le même sujet dans le recueil Theatrum Sympatheticum Auctum en 1661, lui-même connaissant de nombreuses rééditions. On peut s'étonner de la faveur de telles idées qui font intervenir atomisme, magnétisme, mécanisme et sont à la limite de l'occultisme, mais la thèse de Digby a l'intérêt de représenter une tentative de concilier le rationalisme et des concepts alchimiques. Il faut rappeler que Digby écrit à une période où chimie et alchimie sont encore intimement liées. Il traduit d'ailleurs lui-même un traité de secrets d'Albert le Grand et collectionne les ouvrages sur l'occultisme, dont certains sont présents à la bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne. On pourra rappeler que Newton lui-même n'avait pas renoncé à l'alchimie, qui fait encore figure de protoscience.

Les Mémoires

Conservé à la British Library, le manuscrit des Memoirs, ou plutôt, selon le titre original, Loose Fantasies, n’est publié qu’en 1827.

Private Memoirs of Sir Kenelm Digby, Written by himself, 1827, portrait de Sir Kenelm Digby, gravure d’après A. Van Dyck,
VCM 8 = 5849.

Il s’agit d’une autobiographie romancée de la première partie de la vie de Digby, notamment de ses aventures et de ses rencontres en Méditerranée alors que, s'étant improvisé corsaire, il court les mers à la tête d'une flotte affrétée à ses frais en 1627-1628 (pour le détail de ses aventures, voir l'ouvrage de Moschenka). Dans les Loose Fantasies, il fait aussi le récit de ses amours sublimés avec Venetia Stanley, qu’il a fini par épouser, mariage secret dans un premier temps et officialisé en 1627. Le récit prend la forme d'un roman héroïque à clé dans la veine néo-hellénique, mais il est fortement marqué par une conception néoplatonicienne de l'amour. Le portrait présenté en frontispice reproduit la gravure de Robert Van Voerst réalisée d’après un portrait de Van Dyck déjà décrit. Ce récit de vie autobiographique romancé, dont Digby entame la rédaction pendant ses voyages, qui durent deux ans, est singulier pour son hybridité générique.