Une grammaire bilingue au carrefour de l'Histoire : le Miroir général d'Ambrosio de Salazar

Page de titre de la réédition de 1627. [Source : NuBIS.]

 

À l'occasion de la Journée européenne des langues, NuBIS vous propose de découvrir un ouvrage conservé à la BIS, qui témoigne du développement de la compréhension linguistique en temps de paix entre anciens ennemis.

 

L'essor d'une carrière dans un contexte mouvementé

Les relations entre France et Espagne au début du XVIIe siècle portent les traces de presque un siècle d'hostilités : querelle territoriale, d'abord, entre François Ier et Charles Quint, qui, ayant rassemblé sous sa seule autorité l'Espagne et le Saint-Empire romain germanique, menace d'enserrer complètement la France ; querelle religieuse, ensuite, avec le soutien du très catholique Philippe II à la Ligue, vaste mouvement de contestation du trône français, revendiqué par le protestant Henri de Navarre. Il faut attendre la régence de Marie de Médicis pour qu'une solution semble être trouvée, par l'annonce, en 1612, d'un « échange de princesses  » : Élisabeth de France épousera Philippe IV, et Anne d'Autriche le futur Louis XIII. Ces deux mariages, célébrés trois ans plus tard, en 1615, ouvrent une brève période d'apaisement entre les deux pays.

C'est précisément dans cet intervalle, en 1614, qu'Ambrosio de Salazar (1573-1643) publie à Rouen la première édition du Miroir general de la grammaire en dialogues, pour sçavoir la naturelle & parfaite prononciation de la langue espagnolle, ou – puisqu'il s'agit d'un ouvrage bilingue – Espeio general de la gramatica en dialogos para saber la natural y perfecta pronunciacion de la lengua Castellana. L'auteur, originaire de Murcie, est lui-même entré d'abord en France comme combattant mercenaire envoyé par l'Espagne pour se mettre au service des Ligueurs. Reconverti après la paix de Vervins (1598) en plus paisible pédagogue et interprète, il s'est dans un premier temps installé à Rouen avant de tenter de se rapprocher de la cour parisienne.

Le choix de cette première implantation, qui est aussi la ville où continuera à être publiée puis rééditée la plus grande partie de ses œuvres, n'a rien d’étonnant. Avec une population estimée entre soixante et soixante-dix mille habitants, Rouen, qui sert d'avant-port à Paris, est alors la deuxième plus grande ville du royaume, et l'une des vingt plus grandes d’Europe. Elle accueille en outre une forte communauté d'origine hispanique, car elle sert également de point d'étape dans les échanges maritimes commerciaux entre la péninsule ibérique et les Pays-Bas espagnols.

Les crises politiques successives n'ont, en effet, pas complètement empêché les échanges économiques, ni les échanges culturels. Les traductions françaises de romans de chevalerie espagnols, en particulier, ont connu une mode durable des années 1540 jusqu'au règne d'Henri IV, tandis que, dans le domaine religieux, les traductions des écrits de Thérèse d'Avila s'imposent rapidement, au tournant du siècle, comme des références largement partagées. Pourtant, la France s'était jusque-là peu intéressée à apprendre la langue de ses voisins d’au-delà des Pyrénées. Il faut attendre 1596 pour que soit publiée, anonymement, la première grammaire du castillan à destination du public français (La Parfaicte Méthode pour entendre, escrire, et parler la langue espagnole, inachevée), puis surtout, l'année suivante, la première édition de la Grammaire espagnolle expliquée en françois de César Oudin (1560-1625), secrétaire-interprète du roi Henri IV pour les langues étrangères. Le même Oudin livre par ailleurs, en 1607, la première édition d'un dictionnaire bilingue franco-espagnol et des ouvrages comparables pour l'italien. Tous connaissent de nombreuses rééditions tout au long du XVIIe siècle.

Les activités de Salazar s'inscrivent donc dans le cadre d'un intérêt relativement nouveau en France mais rapidement grandissant. La politique désormais plus favorable de la régente Marie de Médicis, et surtout l'annonce de l'arrivée d'une princesse, et future reine, d'origine espagnole, sont de puissants vecteurs de cette soudaine hispanophilie, qui génère également une explosion sans précédent de traductions (plus de trois cents romans en une décennie !). Dans ce contexte, Oudin et Salazar ne sont évidemment pas les seuls auteurs à publier des ouvrages visant à apprendre le castillan aux Français. Mais ils se retrouvent les plus en vue, et dans une situation de rivalité directe, scandée par des échanges virulents. Probablement grâce à son Miroir, Salazar, en effet, décroche successivement à la cour les postes de professeur d'espagnol du futur roi, puis de secrétaire d'Anne d'Autriche, et enfin, en 1617, de secrétaire-interprète de Louis XIII, le même poste qu'Oudin occupait sous le précédent monarque.

 

Portrait d’Ambroise de Salazar par Michel Lasne, 1617. [Source : BnF.]

Salazar contre Oudin : deux approches de l'enseignement des langues

La concurrence entre les deux hommes n'est pas que personnelle : elle recouvre aussi deux approches sensiblement différentes de l'apprentissage linguistique.

Salazar peut se targuer d'être un locuteur natif, un « Español natural  », alors qu'Oudin possède de la langue une connaissance avant tout savante et littéraire : de toute sa vie, il n'a fait qu'un séjour de six semaines à Valence, postérieur, de surcroît, aux premières éditions de la plupart de ses ouvrages. Toutefois, Salazar, avec ses origines murciennes, son statut d'ancien soldat de fortune et son absence d'éducation universitaire, ne parle pas non plus le castillan le plus pur. Entre autres attaques, Oudin dénonce ainsi, dans l'Avertissement au lecteur de la réédition de 1619 de sa propre Grammaire, l'œuvre de son rival comme « toute farcie de galimatias et d'impertinences ».

La position de Salazar lui-même n'est pas parfaitement cohérente. Il dit ainsi dans l'adresse au lecteur du Miroir général « que pour apprendre une langue si claire & si aisée comme l'espagnole, il n'est pas besoin de courir de lieu en autre, ny moins de faire grand despense, mais bien [rester] en sa maison sans crainte de se moüiller les pieds aux passages & rivières qui se rencontrent avant que de parvenir aux monts Pirenées ». En tant qu'auteur de manuel, Salazar a évidemment tout intérêt à défendre l'idée que l'on peut apprendre la langue « mesmement sans maistre, seulement avec l'aide de ce livre ». Mais cela le place dans une situation paradoxale, puisqu'il se retrouve à défendre la possibilité d'un apprentissage purement livresque qu'il dénonce par ailleurs chez ses concurrents français.

C'est sans doute pour tenter de résoudre cette contradiction fondamentale que Salazar vise, avec son Miroir, à une imitation écrite d'un enseignement oral. La principale différence d'approche entre Salazar et Oudin tient dans la forme même de leurs ouvrages. Celui d'Oudin ressemble globalement à l'idée qu'un lecteur moderne se fait classiquement d'un manuel de grammaire ; il promeut une approche didactique, imitée de l'apprentissage des langues anciennes (grec et latin), dans laquelle la primauté revient à l'intégration des règles et préceptes de la langue, avant de développer les compétences de lecture et d’écriture par l’exercice de la traduction. Au contraire, le Miroir général de la grammaire en dialogues, comme son titre l'indique, se présente sous l'apparence d'un dialogue didactique, mettant en scène un maître de langue, Alonso, et un élève, Guillaume, gentilhomme auquel le lecteur est évidemment invité à s’identifier. Le texte de leurs échanges est par ailleurs intégralement présenté en espagnol et en français sur deux colonnes en regard l'une de l’autre. Il s'agit de plonger le lecteur dans ce que l'on appellerait aujourd'hui le « bain » linguistique, selon l'idée que « l'usage […] est le meilleur maistre du monde ».

 

Début de la Quatrième Journée. [Source : NuBIS.]

Dialoguer pour mieux se comprendre ?

Dans les faits, la proportion de grammaire que contient effectivement la Grammaire de Salazar se révèle étrangement fluctuante. Le Miroir est divisé en sept « journées », au terme desquelles Guillaume est censé avoir acquis la compétence linguistique du castillan, mais le contenu de chacune peut passer, sur ce point, d'un extrême à un autre. Tantôt Alonso et Guillaume échangent des recettes de cuisine typiques autour d'un bon repas, se promènent ensemble sur les quais de Seine, dissertent des coutumes comparées des Français et des Espagnols, tandis que les considérations linguistiques n'apparaissent que brièvement et de façon très espacée. Tantôt, au contraire, la fiction du dialogue s'érode pour laisser la place à des tableaux de déclinaison ou de conjugaison, des listes de vocabulaire, des énumérations de phrases-types. (Il est d'ailleurs frappant de retrouver dans ce manuel ancien le sentiment d'absurdité que suscite traditionnellement la lecture des manuels de langues. On n'est pas si loin du « Mon tailleur est riche » et « Il n'est pas plus grand que le casque de mon neveu », lorsqu'on balaie sur la même page des phrases comme « Que vesotros truxessedes paño y e el sastre / Que vous apportiez le drap et ameniez le tailleur », ou « Vosotros traeris vuestros tios / Ellos traeran sus suegros - Vous amenerez vos oncles / ils ameneront leurs beaux peres ». Le plaisir de l'arbitraire et de l'imprévu est déjà là.) Dans la Septième et dernière Journée, Guillaume ne prend plus la parole que deux fois sur cent-soixante-dix pages. Salazar ne parvient donc pas tout à fait à atteindre l'idéal qu'il vise. Mais l'essentiel est peut-être ailleurs.

Le Miroir général porte la marque des tensions et conflits qui ont caractérisé les relations entre la France et l'Espagne au cours du siècle précédent. Significativement, la fiction énonciative du texte suppose que Guillaume a déjà eu un premier contact avec des soldats espagnols. Il a également assisté à la réception à Paris du Duc de Pastraña (venu en 1612 négocier le contrat de mariage d'Anne d'Autriche), événement dont il retient surtout son étonnement que de tous les membres de l’ambassade, « il n'y en avoit pas six qui sçeussent parler françois ».

Salazar insiste régulièrement, en outre, sur les contrastes entre les deux cultures. Le Miroir présente par exemple les Français comme « naturellement courtois », bonhommes, curieux ; les Espagnols, comme excessivement graves, fiers, et ignorants. Il y a là, sans nul doute, une volonté de flatter un lectorat (et pour tout dire, une clientèle) ; mais, au-delà de cet intérêt économique, il faut enfin noter que le tableau qui transparaît, notamment, des phrases-types utilisées comme exemples grammaticaux par Salazar, insiste sur une vision extrêmement conflictuelle de la société espagnole du temps : l'individu y est fréquemment décrit comme menacé d'attaques physiques ou verbales, et devant toujours se tenir prêt à riposter d'une réplique bien sentie pour protéger sa vertu cardinale : son honneur. Au sein d'une telle vision du monde, la relation entre Alonso et Guillaume apparaît comme un contre-modèle quasiment idéal, dans lequel connaissance de la langue et connaissance de la culture de l'autre permettent au Français et à l'Espagnol de devenir de « familiers amis ».

Ce n'est sans doute pas non plus une simple coïncidence si la réédition du Miroir général de 1627, présentée sur NuBIS, est contemporaine de la signature du traité de Madrid (une alliance franco-espagnole contre l'Angleterre). Là encore, l'événement historique semble motiver l'apprentissage linguistique et le rapprochement culturel avec l'allié du jour. Au cours du XVIIe siècle, l'intérêt en France pour la connaissance du castillan, tel qu'on peut le reconstituer par l'examen des publications, suit fidèlement les mouvements de balancier des relations entre les deux pays. Atteignant son apogée dans les années 1620, il s'effondre ensuite à nouveau durablement dès que le conflit éclate à nouveau entre les deux nations (1635), pour ne renaître qu'avec la Paix des Pyrénées (1659) et un nouveau mariage royal – cette fois entre Louis XIV et l'infante Marie-Thérèse. Si, comme l'écrivait Montaigne en 1580, « la plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes » et naissent de la difficulté de s'exprimer ou d’interpréter, du moins le Miroir de Salazar nous rappelle-t-il qu'a contrario, chercher à se comprendre est le premier pas vers un dialogue paisible entre les cultures.

 

Pour aller plus loin :

 

Léopold Boyer,
chargé de projet numérique
et de valorisation à la BIS.