Images d'Afrique de Jacob van Meurs : une invitation au voyage immobile

Les contraintes sanitaires actuelles vous donnent-elles la nostalgie des grands voyages ? Au XVIIe siècle en Hollande, Jacob van Meurs capitalisait déjà sur les envies d'ailleurs de son lectorat. Illustration avec cinq belles gravures, pour sillonner les cotes de l'Afrique, des Canaries au cap de Bonne-Espérance, sans quitter son fauteuil.

Un contexte porteur

On sait peu de choses sur la vie de Jacob van Meurs, né à Arnhem vers 1617-1620, puis installé, jusqu'à sa mort en 1678 ou 1679, à Amsterdam, où il cumule les activités de graveur et d'imprimeur-libraire, c'est-à-dire, en termes modernes, d'éditeur. On connaît mieux son œuvre. Car après des débuts hésitants avec des ouvrages d'histoire locale, Van Meurs découvre vers 1665 un créneau plus porteur, dans lequel il se spécialise : l'exotisme. Il s'impose ainsi comme une référence incontournable pour tout ce qui touche à l'Asie, l'Afrique, et les Amériques sur lesquels il est le premier, en 1671, à publier un livre.

L'essor de Van Meurs s'inscrit dans un contexte éditorial et commercial plus large : à la même époque, et pour plus d'un demi-siècle, les Provinces-Unies deviennent un centre de production quasi monopolistique pour la production de cartes et d'ouvrages géographiques mais aussi de gravures, de peintures et d'objets d'arts décoratifs divers, inspirés par le monde extra-européen. Alors même que son statut de puissance coloniale décline, la Hollande se transforme ainsi en entrepôt des connaissances mondiales, qu'elle revend largement sous la forme d'un discours et d'une imagerie très vite standardisés.

Une œuvre originale

Frontispice de l'édition originale. [Source : Archive.org.]

Les publications de Van Meurs sont de grandes éditions luxueuses, toujours richement illustrées, directement par lui-même ou par son atelier. Celle qui nous intéresse ici est publiée en 1668, et s'intitule, dans l'original néerlandais, Naukeurige beschrijvinge der Afrikaensche eylanden, ou Description de l'Afrique pour le titre de sa traduction française de 1686. Après deux ouvrages consacrés à la Chine – une relation de l'ambassade de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales, par l'explorateur Jan Nieuhof, et la China monumentis illustrata du jésuite Athanasius Kircher –, cette nouvelle publication confirme la volonté de Van Meurs d'offrir à ses lecteurs un véritable tour du monde, mêlant considérations savantes et images évocatrices.

L'éditeur confie la conception de l'œuvre à l'humaniste Olfert Dapper (1636-1689), avec qui il avait déjà travaillé quelques années plus tôt pour une Description historique de la ville d'Amsterdam (1663). À la différence de Nieuhof, Dapper n'a jamais quitté les Pays-Bas. Comme Kircher, il procède par compilation et synthèse d'ouvrages préexistants, de comptes rendus des voyageurs, voire de témoignages oraux. De ce fait, certains éléments du texte de Dapper, et a fortiori des illustrations de Van Meurs, sont à prendre avec une distance critique. Sur les images que nous allons vous présenter, par exemple, il ne vous échappera pas que certains reliefs ne correspondent pas tout à fait à la réalité des paysages tels que nous pouvons, plus facilement, les connaître aujourd'hui...

Malgré ces limites, l'ouvrage reste remarquable. D'abord par son ambition : fort de près d'un millier de pages dans son édition originale, il constitue la première tentative de présentation de l'ensemble des connaissances alors disponibles sur le continent africain. Ensuite par son approche : Dapper, en précurseur de l'ethnologie, s'attache – à tout le moins dans des proportions alors inusitées – à décrire son sujet plutôt qu'à porter sur lui un jugement de valeur européanocentré. De façon générale, Van Meurs semble avoir pratiqué une tolérance religieuse à l'intérêt économique bien compris : ses publications révèlent un choix conscient de minimiser les potentiels sujets de controverse vis-à-vis d'un lectorat catholique ou protestant ; mais étendre la même courtoisie au monde arabo-musulman ou à l'Afrique noire était assez inédit.

Il résulte de tout cela que plus de trois-cent-cinquante ans après sa parution, la Description de l'Afrique demeure un texte de référence pour les chercheurs africanistes. En commerçant habile, toutefois, Van Meurs ne limite pas sa clientèle-cible à un public académique ou érudit. Les images dont il illustre ses publications peuvent aussi faire l'objet de tirages à part pour être vendues à l'unité. C'est le cas de ces cinq gravures en taille-douce conservées à la BIS, qui dessinent un itinéraire rêvé le long de la côte occidentale de l'Afrique, et qui font partie d'un recueil de pièces diverses rassemblées et reliées ensemble au XVIIe siècle par un amateur inconnu...

 

 

 

Tenerife

De piek-bergh op het eilant Tenerifto, estampe gravée sur cuivre et coloriée à la main [source : NuBIS], détail.

L'archipel des Canaries, au large du Maroc, dont Tenerife est l'une des principales îles, vous fait peut-être rêver comme idée de destination touristique : vous ne seriez pas les premiers.

Déjà dans l'Antiquité, Grecs et Romains y situaient l'érème, c'est-à-dire la limite du monde habité (écoumène), et leur imagination le confondait avec les Îles Fortunées, séjour idyllique pour âmes de défunts bienheureux. Dapper ne manque pas de souligner cette référence culturelle antique, renvoyant notamment à Ptolémée et à Pline, mais aussi à des géographes arabes comme Aboulféda et Ulugh Beg qui sont présentés comme partageant le « même sentiment ». Rêvons aussi un instant avec le Syrien Lucien de Samosate, dont l'Histoire vraie (IIe siècle) décrit les « senteurs de roses, de narcisses, de jacinthes, de lis, de violettes, et aussi de myrte, de laurier et de vigne en fleur » perçues par les voyageurs à l'approche de l'île avant d'en découvrir la vue puis le bruit, la brise dans les branches produisant « des chants charmants et continus » comparés à des sons de flûte dans la solitude (traduction d'Anne-Marie Ozanam).

Plus prosaïquement toutefois, l'archipel fait aussi, après la découverte de l'Amérique, figure d'enjeu stratégique pour les Européens qui y voient la possibilité d'un dernier point d'escale avant la traversée de l'Atlantique. Mais les Guanches, une peuplade berbère non-islamisée, installée là depuis la Haute Antiquité, opposent aux Espagnols une farouche résistance armée. Tenerife est la dernière île de l'archipel à tomber, en 1496, après plusieurs années de lutte. Les pages que Dapper consacrent à la culture Guanche, en reprenant un témoignage anonyme, sont précieuses car elles constituent une des rares descriptions de cette culture disparue, les quelques survivants de la conquête ayant été rapidement assimilés à la population des colonisateurs.

Elmina et Kormantin

Casteel del Mina ten tyde der Portugesen, estampe gravée sur cuivre et coloriée à la main [source : NuBIS], détail.

 

Kasteel van Cormantin, estampe gravée sur cuivre et coloriée à la main [source : NuBIS], détail.

Ces deux vues présentent deux forteresses, distantes d'une trentaine de kilomètres environ, sur la côte de l'actuel Ghana, alors appelée « Côte de l'Or » par les Européens : l'appellation, comme celles de ses voisines immédiates la Côte d'Ivoire et la Côte des Esclaves, témoigne des ressources que les colonisateurs entendaient en tirer principalement, et qui en faisaient des objets de convoitise âprement disputés.

Dapper évoque les mystères qui entourent, à l'époque de la rédaction du texte, une première possession française dont ne restent alors que des traces incertaines : un nom conservé dans le pays (« la Batterie des Français »), une inscription partiellement effacée (« on trouva gravée sur une pierre les deux premiers chiffres du nombre treize cents, mais il fut impossible de distinguer les deux autres »). On sait aujourd'hui que le premier Castel de La Mine (en référence aux mines d'or locales) a bien été créé dès 1380 par des navigateurs dieppois.

Les expéditions normandes en Afrique sont néanmoins de courte durée, se trouvant rapidement mises à mal par la Guerre de Cent Ans, et ce sont les Portugais qui, en 1433, s'emparent du fort abandonné. Une cinquantaine d'années plus tard, ils construisent, « sur une roche fort haute, baignée d'un côté de la mer », leur propre forteresse – représentée sur notre image –, São Jorge da Mina (Saint Georges de la Mine), nom abrégé par la suite en Elmina. Fort Kormantin, de son côté, est construit plus tardivement, en 1631, par les Anglais.

En 1637, les Hollandais de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales s'emparent d'Elmina. À la fin des années 1650, Kormantin passe quant à lui brièvement sous contrôle suédois, puis les Anglais en récupèrent le contrôle de 1660 à 1665, avant d'en être chassés pour de bon par les Hollandais. Ce contexte de luttes répétées et de possessions fluctuantes entre puissances colonisatrices (qui se poursuivront jusqu'au XIXe siècle) conduit Dapper à se livrer à de longues descriptions d'opérations militaires et explique la fumée des tirs de canon représentés par Van Meurs autour des navires croisant au large des deux forteresses.

Sainte-Hélène

St. Héléna, estampe gravée sur cuivre et coloriée à la main [source : NuBIS], détail.

Dans l'imaginaire français, l'île de Sainte-Hélène, située à un peu plus de mille-huit-cent-cinquante kilomètres des côtes de Namibie, est surtout associée à son usage par les Britanniques comme lieu de déportation, notamment pour Napoléon Ier, qui y meurt en 1821 après cinq ans et demi de captivité. Mais l'histoire de l'île est bien plus ancienne.

Découverte en 1502 par un navigateur au service du Portugal, João de Nova, l'île devient au cours du siècle et demi suivant une « auberge de l'océan » où l'on s'arrête pour refaire le plein de vivres et d'eau douce au milieu d'une traversée de l'Atlantique. Il y règne, malgré sa localisation tropicale, un climat de type méditerranéen, que Dapper décrit comme « fort sain et fort tempéré, de telles sortes que les malades qu'on y débarque y recouvrent bientôt la santé ».

Dépourvue de population indigène comme de faune terrestre autochtone, elle reste longtemps uniquement peuplée par quelques aventuriers : « Cette île demeure déserte et inhabitée, » explique encore Dapper, « car on dit que le Roi de Portugal ne veut pas permettre que personne s'y aille habituer, dans l'appréhension qu'il ne prit envie à quelqu'un de se l'approprier, c'est pourquoi il la laisse en cet état afin que tous ces sujets en puissent tirer également leurs commodités et leurs avantages. » Ainsi, aucune puissance étrangère n'en prend véritablement possession avant 1659, date à laquelle la Compagnie britannique des Indes orientales s'en empare.

Cap de Bonne-Espérance

Cabo de Bone Esperanse, estampe gravée sur cuivre et coloriée à la main [source : NuBIS], détail.

D'abord baptisé « cap des Tempêtes » avant de recevoir un nom plus optimiste, le cap de Bonne-Espérance n'est pas à proprement parler le plus au Sud de l'Afrique, mais il marque le point où un navire descendant la côte commence à obliquer vers l'Est. Les Portugais Bartolomeu Dias et Vasco de Gama et leurs équipages sont respectivement les premiers Européens à l'atteindre (1488) et à le dépasser (1497). En 1652, quatre-vingt-dix pionniers hollandais de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales – dont seulement huit femmes – y débarquent pour fonder la colonie du Cap. Les fermes des colons, destinées en partie à leur propre subsistance et en partie à alimenter les navires faisant halte avant de poursuivre la route vers l'Océan Indien et l'Asie, forment le noyau initial de ce qui deviendra l'Afrique du Sud.

Les populations autochtones, Khoïkhoï et San, sont quant à elles renommées péjorativement « hottentots » : un terme comparable à « barbares », puisque étymologiquement tous deux stigmatisent l'altérité d'un groupe par référence à son langage soi-disant inintelligible. À rebours de la curiosité intellectuelle portant le projet de Dapper et Van Meurs, cette condescendance, comme le massacre des Guanches de Ténérife ou le transit de la traite négrière par Kormantin, rappelle malheureusement la face sombre de l'âge des grandes explorations maritimes : époque de grandes découvertes et d'émerveillement mais aussi de conquêtes et d'exploitation.

 

 

Pour aller plus loin :

  • Olfert Dapper, Description de l'Afrique, contenant les noms, la situation & les confins de toutes ses parties, leurs rivieres, leur villes & leurs habitations, leurs plantes & leurs animaux ; les mœurs, les coûtumes, la langue, les richesses, la religion & le gouvernement de ses peuples. Avec des cartes des Etats, des provinces & des villes, & des figures en taille-douce, qui representent les habits & les principales ceremonies des habitans, les plantes & les animaux les moins connus, traduite du flamand, Chez Wolfgang, Waesberge, Boom & Someren, 1686. [Gallica]
  • Benjamin Schmidt, « Collecting and commodifying "Globalism" in Early Modern Europe », dans Centres and Cycles of Accumulation in and Around the Netherlands during the Early Modern Period, sous la direction de Lissa Roberts, LIT, 2011, pp. 129-154.
  • John E. Wills Jr., « Author, Publisher, Patron, World: A Case Study of Old Books and Global Consciousness », Journal of Early Modern History, n°13/5, 2009, pp. 375-433. [Brill]

 

Léopold Boyer,
chargé de projet
numérique
et de valorisation à la BIS.