Introduction

Portrait en buste de Jean-Jacques Rousseau, gravé par Augustin de Saint-Aubin d'après un tableau de Maurice Quentin de La Tour. Cette gravure figure en frontispice du volume I des Œuvres complètes de Rousseau : Julie, ou La Nouvelle Héloïse. Lettres de deux amans, habitans d'une petite ville au pied des Alpes (Londres, 1774). (BIS, fonds Victor-Cousin, VCR 1= 28006, pièce 46)

 

« Était-ce donc à un philosophe, et à un philosophe qui se pique de rigidité, de faire un roman ? » Aux yeux du jésuite Gabriel Gauchat, qui porte ce jugement en 1763, l’inconséquence de Rousseau est patente. De fait, en janvier 1761, lorsque paraît Julie ou La Nouvelle Héloïse, Rousseau a presque 50 ans et sa notoriété est restée très discrète avant la publication retentissante, en 1750, du Discours sur les sciences et les arts. Rousseau n’est donc pas un auteur précoce et sa venue tardive au roman est d’autant plus paradoxale qu’il s’est fait connaître comme un contempteur des arts et des lettres. Pour les lecteurs du roman en 1761, le paradoxe est d’autant plus saisissant que Rousseau a fait paraître, en 1758, sa Lettre à D’Alembert sur les spectacles qui condamne avec véhémence le théâtre perçu à la fois comme source et symptôme d’une redoutable corruption des mœurs et du corps social.

C’est au livre IX des Confessions que Rousseau relate les circonstances qui l’ont amené à composer le livre qui allait lui procurer une célébrité de romancier aussi inattendue pour lui que pour son public. En avril 1756, Rousseau s’installe (avec Thérèse Levasseur et sa mère) à l’Ermitage, près de Montmorency, chez Mme d’Épinay. S’apercevant qu’à l’âge mûr, il n’a pas encore connu les délices de l’amour, il se serait alors abandonné au flux imaginaire d’un désir sans objet. L’« impossibilité d’atteindre aux êtres réels » jette Rousseau « dans le pays des chimères » : il en vient à créer des objets fictifs conformes à ses désirs et inspirés de jeunes filles autrefois rencontrées dans sa jeunesse. C’est ainsi que seraient nées les premières lettres de la future Julie : « Ce fut alors que la fantaisie me prit d’exprimer sur le papier quelques-unes des situations que [ces fictions] m’offraient, et rappelant tout ce que j’avais senti dans ma jeunesse, de donner ainsi l’essor en quelque sorte au désir d’aimer que je n’avais pu satisfaire, et dont je me sentais dévoré ».

Qu’il y ait là un paradoxe étonnant, Rousseau l’ignore moins que personne : « Après tant d’invectives mordantes contre les livres efféminés qui respiraient l’amour et la mollesse, pouvait-on rien imaginer de plus inattendu, de plus choquant, que de me voir tout à coup m’inscrire de ma propre main parmi les auteurs de ces livres que j’avais si durement censurés ? » (Les Confessions, livre IX). Comme pour excuser cette étrange inconséquence, Rousseau se décrit dans Les Confessions en romancier malgré lui, en proie à une forme de possession qui l’aurait invinciblement porté à donner corps à ses « chimères ». La fiction qui s’invente dans son esprit fait l’objet d’un tel investissement imaginaire que la nécessité de les fixer dans l’écriture finit par s’imposer. Ce ne sont d’abord que des « lettres éparses, sans suite et sans liaison » qui s’échappent de la plume de Rousseau et s’inscrivent sur le papier, au point qu’il dit avoir ensuite eu bien du mal à les « coudre » ensemble. La Nouvelle Héloïse apparaît ainsi comme un roman écrit non seulement dans l’ignorance de sa fin, mais en l’absence de tout « plan bien formé » et sans même savoir qu’un jour naitrait la tentation « d’en faire un ouvrage en règle ». Ainsi s’explique, selon Rousseau, que les deux premières parties, « formées après coup de matériaux qui n’ont pas été taillés pour la place qu’ils occupent [soient] pleines d’un remplissage verbeux qu’on ne trouve pas dans les autres ».

Le parcours ici proposé s’appuie sur les riches collections de la BIS qui, outre d’importantes éditions du roman, possèdent quelques fragments d’un document inestimable : le brouillon autographe de Rousseau. L’exposition virtuelle est construite en cinq parties. La première, organisée autour de quelques feuilles de ce brouillon, invite à entrer « dans l’atelier du roman ». La deuxième partie, « Le roman d’un philosophe », expose les principales œuvres philosophiques de Rousseau rédigées avant et après la publication de La Nouvelle Héloïse, depuis le Discours sur les sciences et les arts (1750) jusqu’au Contrat social (1762). La troisième partie, « La mémoire du roman », propose de découvrir, en amont de l’œuvre, le dialogue que La Nouvelle Héloïse entretient avec divers romans du XVIIe et du XVIIIe siècles. La quatrième partie invite à découvrir, en aval de la publication, la fortune éditoriale d’un roman qui rencontra un succès prodigieux. La dernière partie évoque brièvement la réception d'un roman qui suscita d’intenses polémiques et exerça une influence profonde et durable à travers toute l’Europe pendant de longues décennies.

Christophe Martin,
professeur de littérature française du XVIIIe siècle,
Faculté des Lettres de Sorbonne Université,
CELLF, UMR 8599