Réception : éloges et polémiques

 

En dépit (ou à cause) de l’immense succès rencontré par le roman de Rousseau, au moment de sa parution, de très violentes critiques se sont très tôt élevées contre la Julie. L’un des pamphlets les plus virulents que La Nouvelle Héloïse a suscités est sans doute les Lettres sur La Nouvelle Héloïse ou Aloïsia de Voltaire parues en mars 1761. La plume acerbe du polémiste traque impitoyablement tout le « galimatias » du roman, tous ses écarts par rapport aux normes du « goût » tel que Voltaire le conçoit, c’est-à-dire au fond tout ce qui constitue la radicale nouveauté de ce roman philosophique hors normes.

Lettres critiques ou analyse et réfutation de divers ecrits modernes contre la religion. Par M. l'abbé Gauchat... Tome dix-neuvieme. Sur la Nouvelle Héloïse, sur Emile, ou l'éducation. Paris : Claude Hérissant, 1763. (BIS, TPI 6=4-19).

Nombreux sont, par ailleurs, les critiques qui condamnent un roman qu’ils jugent profondément immoral. Le jésuite Gabriel Gauchat (1709-1777), docteur en théologie et membre de l’Académie de Villefranche-sur-Saône, consacre à la défense de la foi divers ouvrages, dont L’Accord du christianisme et de la raison (1768) et Le Philosophe du Valais (1772). En 1755, il entreprend la publication de ses Lettres critiques ou analyse et réfutation de divers écrits modernes contre la religion en 34 volumes. Ces lettres, qui jusqu'en 1763 paraissent à raison de quatre volumes par an, sortent des presses de Hérissant, spécialisé dans ce type de littérature. La dernière d'entre elle est un réquisitoire sévère contre La Nouvelle Héloïse.

Aux yeux de Gabriel Gauchat, les lettres contenues dans le roman sont « d’autant plus dangereuses que Julie et son philosophe […] ne sont point de ces cœurs licencieux dont la grossièreté et la débauche révoltent, non, ce sont des âmes nobles, bienfaisantes, remplies des plus hauts sentiments : leur amour idolâtrique semble métamorphosé en vertu ». Aussi n’y a-t-il pas de « roman plus séduisant » ni de « piège plus délicat » pour la véritable vertu.

[Pierre de Bullioud]. La Petrissée, ou Voyage de sire Pierre en Dunois ; badinage en vers, où se trouve entr' autre la conclusion de Julie, ou de la Nouvelle Héloïse. La Haye. 1763. (BIS, LFP 6= 282).

En contrepartie, de vibrants éloges sont aussi publiés, comme l’atteste par exemple La Pétrissée du poète Pierre de Bullioud.

L’Année littéraire du 7 mars 1763 évoque ce poème divisé en 12 chants du jeune auteur, capitaine des carabiniers mort l’année suivante à 22 ans, comme « un chaos » dont « il sort des étincelles qui annoncent un talent réel et beaucoup d’esprit ». La référence à La Nouvelle Héloïse dans le titre de l’œuvre témoigne du succès considérable du roman de Rousseau jugé propre à servir d’« appât » pour les lecteurs. Les trois derniers chants proposent, de fait, une suite de La Nouvelle Héloïse, dans laquelle, juge le rédacteur de L’Année littéraire, « il y a trop peu de vraisemblance », mais « quelquefois du sentiment ». En marge de cette suite, une note auctoriale de Pierre de Bullioud fait un long éloge du roman de Rousseau.

Lettres à Jean-Jacques Rousseau sur La Nouvelle Héloïse, édition présentée et annotée par Raymond Trousson Paris : Honoré Champion, 2011. (BIS, 840.33 LETT).

 

Mais ce sont surtout les lettres d’une foule de lecteurs anonymes ou obscurs qui démontrent l’enthousiasme suscité par le roman. Rousseau ayant conservé un grand nombre de ses lettres, elles ont pu servi aux historiens de la lecture, comme Robert Darnton, pour mettre en lumière une révolution de la sensibilité. La Nouvelle Héloïse est loin toutefois de n’avoir causé qu’un torrent de larmes chez des lecteurs (et des lectrices) qui auraient naïvement cru à l’existence réelle des personnages de la fiction. De nombreuses missives détaillent de véritables chocs esthétiques et moraux, rapportant à leur suite l’élaboration de véritables programmes de réforme ou de régénérescence.

Rousseau caressa lui-même l’idée de les publier. En 2011, Raymond Trousson les a réunies et annotées en les accompagnant des comptes rendus parus dans la presse de l`époque.

Jean-Jacques Rousseau. Œuvres complètes. Vol. II : La Nouvelle Héloïse ; Théâtre ; Essais littéraires. Paris : Gallimard, 1964 (Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 5 vol., 1959-1995). (BIS, Fonds Victor-Cousin, VCS 6= 27497).

 

Quelques cinquante ans plus tôt, La Nouvelle Héloïse pouvait encore être qualifiée par un spécialiste de Rousseau d’œuvre « aussi riche que peu connue » (Bernard Guyon). En 1963, l’entrée du roman dans la prestigieuse collection de « la Pléiade » contribua de manière significative à tirer définitivement le roman de l’oubli. Cette édition du roman a longtemps fait autorité́, corrigeant et augmentant l'édition des « Grands Écrivains de la France » en quatre volumes qu'avait procurée Daniel Mornet en 1925. Aujourd’hui, si l’établissement du texte et des variantes par Henri Coulet est toujours remarquable, le lourd appareil de notes de Bernard Guyon paraît souvent vieilli.