Le roman d'un philosophe

Selon le récit qu’en donne le livre IX des Confessions, le furor poeticus qui aurait saisi Rousseau à peine arrivé à l’Ermitage l’aurait invinciblement détourné des œuvres philosophiques qu’il méditait depuis longtemps et auxquelles il souhaitait alors se consacrer entièrement : un ancien et très ambitieux projet de traité sur les Institutions politiques ; un travail de sélection et de commentaire des ouvrages de l’abbé de Saint-Pierre ; un traité de La Morale sensitive, ou le Matérialisme du sage ; l’élaboration, enfin, d’un « système d’éducation » qui deviendra, une fois La Nouvelle Héloïse achevée, l’Émile. En réalité, si Rousseau a bien délaissé ses profondes méditations morales et politiques et l’élaboration de son « système » pour se consacrer à la rédaction de sa Julie, non seulement, cet ajournement des œuvres proprement philosophiques n’est que provisoire, puisque l’écriture de La Nouvelle Héloïse ne l’empêche pas de faire paraître en 1758 la Lettre à D’Alembert, et que la publication du roman est aussitôt suivie de celle de l’Émile et du Contrat social, parus l’un et l’autre en mai 1762 ; mais surtout, dans ce roman d’amour, la pensée philosophique, apparemment congédiée par le néo-romancier en proie aux chimères, ne cesse de faire retour, au point d’habiter la fiction de part en part.

Discours qui a remporté le prix a l'academie de Dijon. En l'année 1750. Sur cette question proposée par la même académie : si le rétablissement des sciences & des arts a contribué à épurer les mœurs. Par un citoyen de Geneve. Genève [Paris] : Barillot & fils [Noël-Jacques Pissot], [1751]. Le frontispice gravé par Charles Baquoy d’après un dessin anonyme généralement attribué à Jean-Baptiste Marie Pierre s’inspire d’une note du début de la seconde partie : « Le satyre, dit une ancienne fable, voulut baiser et embrasser le feu, la première fois qu’il le vit ; mais Prometheus lui cria : “Satyre, tu pleureras la barbe de ton menton, car il brûle quand on y touche” C’est le sujet du frontispice ». (BIS, Fonds Victor-Cousin. VCM 8= 9407, pièce 1.)

En octobre 1749, Rousseau découvre dans le journal Mercure la question mise au concours par l’Académie de Dijon pour le prix de morale de 1750 : « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ». « À l’instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre homme » (Les Confessions, livre VIII). Rousseau, jusqu’alors homme de lettres inconnu et qui semble avoir raté sa vocation pour la musique, entame sur le champ la rédaction du Discours sur les sciences et les arts, couronné par l’Académie de Dijon l’année suivante. Objet d’intenses débats publics, ce Discours lui vaut aussitôt une immense célébrité. Rousseau y développe une pensée violemment paradoxale, qui s’oppose frontalement aux idées du siècle : loin de contribuer à « épurer les mœurs », les sciences seraient vaines dans leur objet et dangereuses dans leur effet. Le succès, à la mesure du scandale, expose Rousseau à toutes les critiques.

Discours sur l'origine et les fondemens de l'inegalité parmi les hommes. Par Jean-Jacques Rousseau citoyen de Genève. Amsterdam? : Marc Michel Rey, 1755. (BIS, LFO 8= 5).

 

En novembre 1753, l’Académie de Dijon met un nouveau sujet au concours pour le prix de 1754 : « Quelle est la source de l’inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle ? » Rousseau rédige alors son Discours sur l’origine de l’inégalité, dont l’Académie de Dijon ne voudra pas même achever la lecture. Imprimé à Genève en 1755, le livre est mis en vente à Paris, et suscite de vives réactions et quelques sarcasmes, notamment de la part de Voltaire (« il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage »).

Le texte de Rousseau constitue un ouvrage majeur et la base de son « système ». La question était formulée dans les termes traditionnels du droit naturel. Rousseau y répond en proposant une redéfinition radicale de l’homme. L’erreur persistante des philosophes est, en effet, de projeter sur « l’homme sauvage » ou « l’homme de la nature » l’image déformée et déformante de « l’homme de l’homme », autrement dit d’assigner à la nature des bornes dérisoires.

De manière analogue, l’erreur du lecteur soucieux de vraisemblance serait de décréter que les figures de La Nouvelle Héloïse sont de pures chimères parce qu’elles n’ont pas ou plus de modèles dans la nature actuelle. La plasticité de l’espèce humaine (en vertu du principe de perfectibilité) exige de s’affranchir aussi bien de la catégorie du vraisemblable que des préjugés essentialistes des philosophes.

J. J. Rousseau citoyen de Genève, a Mr. d'Alembert, de l'Académie françoise, de l'Académie royale des sciences de Paris, de celle de Prusse, de la Société royale de Londres, de l'Académie royale des belles-lettres de Suede, & de l'Institut de Bologne : sur son article Genève dans le VIIme. volume de l'Encyclopédie, et particulierement sur le projet d'établir un théatre de comédie en cette ville. Amsterdam : Marc Michel Rey, 1758. (BIS, R 8= 841, pièce 1).

 

En décembre 1757, Rousseau apprit par Diderot que l’article « Genève » qui venait de paraître au tome VII de l’Encyclopédie plaidait pour l’établissement d’un théâtre dans sa patrie. Il soupçonna Voltaire, alors dépité de ne pouvoir faire jouer ses pièces dans la cité de Calvin, d’être l’instigateur de cette plaidoirie. Rousseau compose sa réponse en trois semaines.

Même s’il semble reprendre les arguments théologiques traditionnels contre la comédie, Rousseau développe en réalité une argumentation aussi profonde qu’originale : sa perspective est beaucoup moins morale que politique. L’enjeu est celui de la formation du goût des citoyens. L’incipit de La Nouvelle Héloïse (« il faut des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux peuples corrompus ») fait clairement référence à l’argumentation de la Lettre à D’Alembert. Loin de vouloir éluder le paradoxe saisissant qui conduit le contempteur sévère du théâtre et des spectacles à publier un roman d’amour, genre alors encore plus suspect d’immoralité, Rousseau choisit de l’affronter d’emblée, en recourant à l’argument téléphique (du nom de ce Télèphe guéri par la lance d’Achille qui l’avait blessé) du remède dans le mal, également développé par Saint-Preux dans la deuxième partie du roman : « les Romans sont peut-être la dernière instruction qu’il reste à donner à un peuple assez corrompu pour que tout autre lui soit inutile » (La Nouvelle Héloïse, II, 21).

Au mal pressant qui corrompt la société répondrait donc un autre mal inévitable : la publication de ce roman que Rousseau offre au public comme l’un des derniers remèdes envisageables.

Émile, ou De l'éducation. Par J.J. Rousseau, citoyen de Genève... Tome premier. La Haye [Paris] : Jean Néaulme [Nicolas-Bonaventure Duchesne], 1762. (BIS, Fonds Victor-Cousin, VCM 8= 9409).

En 1756, Rousseau s’engage à rédiger un mémoire sur l’éducation pour le fils de Mme de Chenonceaux. Entre octobre 1758 et janvier 1759, il rédige une première version de l’Émile. La rédaction de la version définitive est terminée en octobre 1760. La première édition du livre est publiée par Duchesne en mai 1762. Pour Rousseau, l’Émile est son œuvre la plus importante, celle qui manifeste au mieux les principes de son « système », selon une formule de Rousseau juge de Jean-Jacques.

Même si cela peut sembler paradoxal, les liens entre L’Émile et La Nouvelle Héloïse sont étroits. Non seulement en raison de la proximité des dates de composition (la pensée pédagogique de Rousseau est d’ailleurs nettement esquissée dans une grande lettre de la Ve partie (V, 3), mais parce que l’Émile est aussi à sa manière un « roman ». « On croira moins lire un traité d’éducation que les rêveries d’un visionnaire sur l’éducation » écrit Rousseau dans sa préface. Certaines formules du livre IV sont encore plus provocantes : « Si j’ai dit ce qu’il faut faire, j’ai dit ce que j’ai dû dire : il m’importe fort peu d’avoir écrit un roman. C’est un assez beau roman que celui de la nature humaine. S’il ne se trouve que dans cet écrit, est-ce ma faute ? ».

Pour Rousseau, c’est le réel tel que nous le voyons qui est tout entier une mauvaise fiction qui s’écarte des voies de la nature. La fiction apparemment chimérique développée par l’Émile doit en fait être conçue comme le laboratoire de l’homme nouveau. Pour Rousseau, le roman n’est pas seulement une forme esthétique : c’est aussi et surtout un opérateur théorique qui invite le lecteur à imaginer un possible permettant de dépasser ce que le monde corrompu offre à son regard.

Principes du droit politique. Par J. J. Rousseau, citoyen de Geneve. Amsterdam : Marc Michel Rey, 1762. Deuxième émission de l'édition originale du Contrat social. Exemplaire présentant à la page de titre l’ex-libris manuscrit de Julie de Lespinasse. (BIS, fonds Victor-Cousin, VCM 8= 9408).

 

Depuis l’été 1754, Rousseau caressait le projet d’un grand ouvrage qu’il appelait ses Institutions politiques. Ce qu’il en a rédigé a disparu à l’exception des Principes du droit de la guerre (inachevés) et surtout du Contrat social, rédigé à Montmorency à partir de 1759, achevé en 1761 et publié en mai 1762.

Aux deux phases précédentes de sa réflexion politique (la constatation du malaise social dans le premier Discours, et son explication par la perte de la liberté et de l’égalité originelles dans le second), Rousseau en ajoute une troisième, constructive : l’aménagement politique d’une société qui puisse échapper à la dénaturation induite par la socialisation telle qu’elle s’est jusqu’ici imposée aux hommes.

L’idée fondamentale du Contrat social est que la source de toute légitimité réside dans le peuple, et dans l’expression de la volonté générale. Le seul État légitime est donc républicain, à condition d’éviter toute représentation : la souveraineté du peuple n'est plus seulement originaire, elle doit s'exercer constamment. Le succès de La Nouvelle Héloïse et les polémiques que soulevèrent les considérations sur la religion contenues dans Émile ont durablement détourné l’attention du public de ce texte essentiel. Il fallut attendre la Révolution française (trente-deux éditions entre 1789 et 1799) pour qu’il devienne un véritable objet de culte.