La mémoire du roman : sources et intertextes

L’un des éléments les plus frappants du récit que Rousseau fait de la genèse de son roman au livre IX des Confessions est de présenter l’œuvre comme une sorte d’événement existentiel étranger à tout projet littéraire et à toute culture romanesque. Or, si La Nouvelle Héloïse n’est pas le fruit du travail d’un romancier de profession, elle porte la trace d’une ample mémoire romanesque. Cette familiarité avec un genre alors pourtant très décrié remonte aux premières années de l’existence de Jean-Jacques : « [J]e ne sais comment j’appris à lire ; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi : c’est le temps d’où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans. Nous nous mîmes à les lire après souper mon père et moi […]. Nous lisions tour à tour sans relâche, et passions les nuits à cette occupation » (Les Confessions, livre I). À 16 ans, Jean-Jacques, alors apprenti, trouve à nouveau dans la consommation frénétique de livres une compensation aux frustrations du réel. Par la suite, les allusions aux lectures romanesques deviennent plus rares dans Les Confessions, mais quelques remarques laissent assez bien deviner que la fréquentation des romans n’a en réalité jamais cessé. Peu après la publication de La Nouvelle Héloïse, Rousseau fait cet éloquent aveu à Mme de Luxembourg : « les romans mêmes finissent par m’ennuyer » (20 juillet 1761). Dans sa vieillesse, Rousseau confie à Bernardin de Saint-Pierre vouloir relire L’Astrée une troisième fois. Mais au-delà de cette culture romanesque, l’intertextualité est une dimension essentielle du roman, comme l’indique la référence impliquée dans ce qui est devenu le titre usuel du roman : La Nouvelle Héloïse.

Les veritables lettres d'Abeillard et d'Heloise, tirées d'un ancien manuscrit latin trouvé dans la bibliotheque de François d'Amboise conseiller d'Etat... Tome I. Paris : Jean Musier, 1723. (BIS, fonds Victor Cousin, VCM6= 4579).

 

L’histoire d’Héloïse et Abélard rencontre un très grand succès depuis la fin du XVIIe siècle. De nombreuses traductions et adaptations de leurs lettres ont paru entre 1675 et 1758, dont celle de François-Armand Gervaise, publiée en 1723, dont un exemplaire est présenté ici. Ces lettres ne sont pas à proprement parler une source du roman de Rousseau. Si Saint-Preux est précepteur comme Abélard, l’histoire de Julie ne s’inspire pas directement de celle d’Héloïse. Saint-Preux fait toutefois une référence explicite aux deux amants dans la lettre 24 de la Ière partie.

En réalité, la référence du sous-titre du roman de Rousseau à l’histoire d’Héloïse et Abélard est tardive. Rousseau ne désigne son roman que comme « la Julie » ou « ma Julie ». Le titre Julie ou la Nouvelle Héloïse n’apparaît que dans la copie destinée à Marc-Michel Rey sous la forme « Julie ou la moderne Héloïse ». Ce n’est qu’au moment de corriger les épreuves que Rousseau opère une dernière substitution  : « au lieu de moderne Héloïse, mettez nouvelle Héloïse » (18 janvier 1760).

La parution en 1758 du poème de Pope, Eloïsa to Abelard (1717), dans la traduction de Colardeau a pu exercer une influence sur le choix du sous-titre par Rousseau.

P. Ovidii Nasonis opera quæ supersunt. Paris : Joseph-Gérard Barbou, 1762. Précédé du faux-titre P. Ovidii Nasonis erotica, le tome 1 de cette édition contient les Héroïdes (p.1-116). Le début du texte est surmonté d'une vignette gravée par Charles Baquoy d'après Charles Eisen. (BIS, RXVIII 6= 34-1).

 

Comme les lettres d’Héloïse et Abélard, les recueils d’héroïdes sont à la mode au XVIIIe siècle. Comme le souligne Laurent Versini, on « ne voit guère passer d’années sans une réédition d’Ovide ou des lettres d’Héloïse et d’Abélard, ou sans une nouvelle traduction ou adaptation des héroïdes médiévales, que le style troubadour relancera encore » (Laclos et la tradition, Paris : C. Klincksieck, 1968, p.243-244).

Bien des échos aux plaintes amoureuses et à la déploration de l’absence se rencontrent dans les lettres de Julie et Saint-Preux. Rousseau s’est probablement souvenu, en particulier, de la quinzième lettre des Héroïdes d’Ovide dans la célèbre lettre relatant le pèlerinage de Saint-Preux et Julie, devenue Mme de Wolmar, à Meillerie, au lieu même où, dix ans plus tôt, l’amant avait dû s’exiler (La Nouvelle Héloïse, IV, 17).

L'Astrée de messire Honoré d'Urfé... Où par plusieurs histoires, et souz personnes de bergers, & d'autres, sont deduits les divers effets de l'honneste amitié. Premiere partie. Reveuë & corrigée en cette derniere edition… Rouen et Paris : Augustin Courbé, 1647. Frontispice dessiné par Daniel Rabel et gravé par Michel Lasne : « Céladon se jette dans le Lignon ; à l’arrière-plan, les nymphes Galathée, Léonide et Sylvie le découvrent évanoui sur le bord de la rivière ». (BIS, fonds Victor Cousin, VCM 6= 10267).

La Nouvelle Héloïse entretient, par ailleurs, un rapport complexe avec les romans de la tradition pastorale et héroïco-galante et en particulier avec l’Astrée. D’un côté, comme le souligne Rousseau dans sa préface, « il ne s’agit pas de faire des Daphnis, des Sylvandres, des Pasteurs d’Arcadie, des Bergers du Lignon, […] ni d’autres pareils êtres romanesques qui ne peuvent exister que dans les livres ». Mais La Nouvelle Héloïse souhaite aussi renouer avec la conception idéaliste de l’amour véritable incarnée par le roman d’Honoré d’Urfé, fût-ce en la mettant à l’épreuve du monde moderne.

Tout au long de La Nouvelle Héloïse, les souvenirs de L’Astrée sont particulièrement nombreux, en particulier sous la plume de Saint-Preux presque constamment en proie, comme Céladon, aux tourments de l’absence de l’être aimé : l’un et l’autre ne trouvent de consolations que dans l’encre et le papier dont ils disposent dans leur retraite.

Madame de La Fayette. La Princesse de Cleves. Tome I.[-II.]. Paris : Claude Barbin, 1689. Deuxième édition, parue avant la mort de l'auteur, différente du premier tirage de l'édition originale de 1678. (BIS, RRA 6= 1044-2).

 

L’importance avérée du legs de l’ancien roman pastoral et du roman héroïque et galant n’empêche nullement Rousseau de revendiquer fièrement la comparaison entre son roman et celui de son illustre devancière, Madame de Lafayette : « Je mets sans crainte sa quatrième partie à côté de la Princesse de Clèves » (Les Confessions, livre XI). Nul hasard si la comparaison de Rousseau porte sur la IVe partie, qui s’ouvre par l’aveu que Julie fait à Wolmar de son ancienne liaison avec Saint-Preux. Or, l’aveu que la princesse de Clèves fait à son époux de son amour pour le Duc de Nemours avait donné lieu à d’innombrables débats dès la parution du roman.

Mais le legs le plus essentiel du roman de Mme de Lafayette à La Nouvelle Héloïse est d’ordre esthétique et implique une rupture fondamentale avec les grands romans de la préciosité, pourtant si appréciés par Rousseau : l’exigence de simplicité. Telle est, en effet, l’originalité majeure que Rousseau revendique à l’exemple de La Princesse de Clèves : « La chose qu’on y a le moins vue et qui en fera toujours un ouvrage unique est la simplicité du sujet et la chaîne de l’intérêt qui concentré entre trois personnes se soutient durant six volumes sans épisode, sans aventure romanesque » (Les Confessions, livre XI).

Claude-Prosper Jolyot de Crébillon. Le sopha, conte moral. Nouvelle edition, premiere partie. 1749. Vignette au titre des tomes I et II, gravée par Étienne Fessard d’après le dessin de Charles-Nicolas Cochin. C’est sans doute en 1737 que Crébillon rédige Le Sopha dont une première édition à très petit tirage paraît en mars-avril 1739 sous le titre Le Sopha couleur de roze. Premier d’une série de romans « à transformations » qui verront plus d’un narrateur se métamorphoser en sièges divers permettant « d’entrer dans les lieux les plus secrets, et d’être en tiers dans les choses que l’on croirait les plus cachées » selon les termes de Crébillon, Le Sopha peut être considéré comme l’un des emblèmes du « roman libertin » contre lequel s’écrit La Nouvelle Héloïse. (BIS, fonds Victor Cousin, VCM 6= 9501).

La Nouvelle Héloïse se définit presque explicitement, par ailleurs, comme le contre-roman du libertinage. Les choix compositionnels de Rousseau visent, en effet, à inverser ceux des romans libertins qui dominent la scène littéraire depuis les années 1730. Situer l’intrigue dans « une petite ville aux pieds des Alpes », c’est écarter toute idée de mondanité et soustraire les personnages à l’étroite sphère dans lesquels sont confinés ceux notamment des romans de Crébillon. Rousseau entend surtout proposer un modèle de relation amoureuse diamétralement opposé à celui des romans galants, libertins ou licencieux. La première préface l’annonce clairement : le livre ne déplaira pas seulement aux dévots et aux philosophes, mais aussi, et peut-être surtout, « aux libertins ».

Samuel Richardson. Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson, augmentée de huit lettres qui n'ont point paru dans les éditions précédentes. Avec figures. Tome premier. Amsterdam et Paris, 1784. Traduction par l'abbé Prévost. (BIS, LFR 8= 9-25).

 

Parmi les romanciers contemporains, Richardson est sans doute celui dont l’influence sur La Nouvelle Héloïse est la plus déterminante. Les ressemblances entre Julie et Clarisse Harlowe ont immédiatement frappé les contemporains : outre le dispositif épistolaire polyphonique, les deux romans relatent l’histoire d’une jeune fille victime d’un père qui veut forcer ses inclinations. L’accusation plus ou moins voilée de plagiat est même devenue un lieu commun à la fin du XVIIIe siècle.

Mais si Clarisse a probablement fourni à Rousseau le motif de la contrainte à un mariage imposé, c’est sans doute de l’Histoire de Sir Charles Grandison dont il s’est souvenu pour bâtir son intrigue autour d’un trio. Chez Richardson, le triangle amoureux est composé de Sir Charles Grandison, jeune lors anglais, et de deux femmes qui en sont amoureuses, Harriet et Clémentine, l’une blonde et anglaise, l’autre brune et italienne. Les deux jeunes femmes sont caractérisées par une vertu qui les rend capables de sacrifier leur passion à ce qu’elles estiment être leur devoir.