Les thèmes abordés, reflets de la géographie régionale ?

Les thèmes abordés, reflets de la géographie régionale ?

Les carnets sur la Roumanie donnent-ils à voir une méthodologie de terrain relevant de la géographie dite régionale encouragée par P. Vidal de la Blache ou de la géographie dite générale qui prédomine chez les géographes allemands ? A l’époque d'Emmanuel de Martonne, la discipline-reine de la géographie est la géomorphologie, à savoir l’étude des reliefs et des processus qui expliquent les formes du relief. Cette géographie relève de la géographie générale. Devenu Professeur en Sorbonne en 1909, E. de Martonne assoit son autorité internationale en géographie physique, notamment en géomorphologie et en climatologie. Les deux thèmes principaux qu’il explore parmi la géomorphologie sont d’une part l’étude des surfaces d’érosion et de l’autre l’érosion glaciaire. Mais il serait réducteur et simpliste de considérer qu’il ne s’intéresse qu’à la géographie physique. En effet, l’analyse fine de ses carnets de terrain montre qu’il attache une certaine importance aux éléments relevant de la géographie bio-végétale, de la géographie humaine et économique.

Surface d’érosion

Carnet [16], Plateforme de Scheïa. Lire la transcription

Pour expliquer les formes du relief, E. de Martonne cherche à repérer des surfaces d’érosion dans le paysage en comparant les altitudes des sommets, en combinant l’analyse visuelle du paysage et le contenu de la carte géologique. Les pages de ses carnets sont donc truffées de « pf » pour « plateforme d’érosion » ou « surface d’érosion ». L’un des objectifs est de repérer s’il y a une ou plusieurs surfaces d’érosion. Les surfaces d’érosion sont à mettre en lien avec la théorie du cycle d’érosion développée par l’Américain William Morris Davis et qui suscite de nombreux débats parmi la communauté internationale des géographes. Bien que sceptique au début, E. de Martonne semble s’y rallier tout en veillant à ne pas négliger les apports empiriques. Repérer, dater, analyser les surfaces d’érosion aident les géographes de l’époque à expliquer les processus érosifs et les formes du relief.

A cette double-page du carnet [16] sont associées trois photographies prises au même moment.

Moldavie centrale, Scheïa, village et vergers, Emmanuel de Martonne,
Moldavie centrale, vue panoramique vers la vallée du Barlad, Emmanuel de Martonne,
Moldavie centrale. Barladul (vallée), vue de Scheia sur la vallée de Barlad (amont) et la cote néotique, Emmanuel de Martonne, UMR 8586 Prodig - Cote EU352-049

La recherche et l'identification des niveaux d'érosion intéressaient au plus haut point les géomorphologues de l'époque de de Martonne. Le géographe français a adopté la théorie davisienne des cycles d’érosion : c'est d'ailleurs la seule théorie spécifiquement géographique présente dans son célèbre Traité de géographie physique paru pour la première fois en 1909 et de nombreuses fois réédité.

Erosion glaciaire

A côté de la thématique du cycle de l’érosion et des surfaces d’érosion, l’un des grands débats qui agite la communauté internationale des géographes concerne l’action érosive d’un glacier : pour les uns, appelés « ultra-glacialistes », le glacier exerce une action érosive très importante alors que pour les autres, le glacier ne fait que raboter légèrement la zone qu’il recouvre

Cette double-page du carnet [16] présente à gauche un dessin paysager d’un versant montagneux modelé par les glaciers et à droite un croquis comparant les glaciers de Negresa et de Bucuiasca (Buhăiescu). E. de Martonne recherche sur le terrain des éléments pour comprendre l’action érosive des glaciers.

Carnet [16], « Petits cirques de negresa ». Lire la transcription.

Le dessin paysager intitulé « Petit cirque de Negresa » donne une impressions de relief et de pente, avec des repères alphabétique en séries (« ccc, kkk, ggg ») et des indication altitudinale (1700 m). On note qu'E. de Martonne a d’abord écrit et dessiné au fusain avant de repasser le tout au stylo bleu. Le texte expose de façon concise le raisonnement géomorphologique en trois temps : la description topographique ( « Palier sup[érieur] avec petit lac »), puis l’analyse géologique (K calc[aires] cipolins) et enfin la synthèse géomorphologique qui caractérise les formes du relief terrestre et les processus qui y ont conduit (« C Cônes de déjection » et «G Glissements postglaciaires (jeune clay) »).

La page de droite présente une vue à plat, de type croquis cartographique, comparant les deux glaciers de Negresa et de Bucuiasca (Buhăiescu), leur grandeur, leur localisation, leur caractéristique pour tenter de trouver un lien entre eux du point de vue de leur formation et de leur évolution géomorphologiques. Nous avons la preuve que le géographe travaille sur le terrain avec des cartes puisqu’il précise qu’il a indiqué les deux cirques glaciaires en ocre sur la carte (« cirques glaciaires Bu + negr : marqués sur carte avec crayon ocre »). Pour mener son analyse, E. de Martonne découpe la zone en sections à l’aide des repères 1, 2, 3, 4, indique les altitudes, note son hypothèse avec un point d’interrogation (« moraines ? »).

Il élargit son analyse en passant du glacier à sa vallée glaciaire et au lac glaciaire résultant de la fonte du glacier et de la rétention d’eau à l’arrière du verrou glaciaire :

« Le + gd : cel[lui] Bucuiasca (Buhăiescu) (47.58836,24.64303) 
: vallée glac[iaire] à gradins (5) lac au 2° palier, lac superieur au 3e
Cirque val[llée] susp[endue] typique y a débouché de gauche du Pietrosu
Très beaux cirques aussi avec lacs actuels et comblés R 11 2 et 3 palier
Au NO de 2066-2122
A l’O de 2269
A l’Est de 2056
cirques 3 lacs à 1880, 1860, 1790 [m] . vers aval vallée suspendue, [illisible] cascade infranchissable »

Géographie biovégétale, rurale et urbaine

Dans ses carnets, E. de Martonne esquisse rapidement des toits de maisons, un groupement de villages, le clocher d’une église. Il donne souvent de brèves indications sur la forêt, les sols, les types de cultures, l’habitat, les groupes ethniques, l’aisance ou non des populations, les marchés, les bourgs et les villes. Même s’il passe plus rapidement sur ces thématiques relevant de la géographie humaine, il les inclut dans ses observations : E. de Martonne n’est pas qu’un géomorphologue !

Carnet [16], « Du Prislop vers Ineu » Lire la transcription.

Cette double-page présente un dessin paysager intitulé « Du Prilopu vers Ineu ». Elle vise d’abord à livrer un panoramique du massif avec son modelé glaciaire, ses monts, ses pentes mais également à indiquer une présence et des activités humaines en esquissant les deux toits au premier plan : à cette altitude, il s’agit peut être d’un habitat temporaire de type bergerie pour une économie agro-sylvo-pastorale.

Cette double page présente un texte de synthèse sur les vallées de la Bistrita et de Mestecanesti au niveau du massif de Dorna Vatrae. Là encore, si le contenu du texte concerne pour les trois-quart la géomorphologie, le quart restant relève de la géographie humaine. En effet, E. de Martonne s’arrête sur la petite ville de Jacobeny dans la vallée de la Bistrita pour indiquer en style télégraphique : « Jacobeny : une vraie ville. Gr étalage d’allms. « Deutscher Gastwirtschaft » avec gr. Drapeau allemand à côté du roumain ». Cela signifie que E. de Martonne attribue à Jacobeny les caractéristiques, les fonctions et le rôle d’une ville. Il y note la présence bien visible de populations allemandes ; on peut penser que cette visibilité provient de ce qu’il entend (E. de Martonne parlant parfaitement allemand est capable de reconnaître cette langue dans la rue), de ce qu’il voit (par exemple des enseignes de commerce, voire des noms de rues en bilingue) et de ce qu’il goûte (il précise qu’avec son groupe d’excursionnistes, ils sont allés se sustenter dans une auberge allemande). Il est de plus sensible aux symboles d’identité ethnique que représentent les drapeaux nationaux ici en l’occurrence la symbiose ou du moins la bonne entente que laisse supposer la présence du drapeau roumain à côté du drapeau allemand.