Initiations : les premiers cahiers d'excursion d'Emmanuel de Martonne.

Où il sera question de carrières de gypse, de glace à la pistache et d'anthropocène.

Emmanuel de Martonne à 19 ans, détail de la photographie des « Conscrits » (étudiants de première année) de lettres à l’ENS, 1892
Emmanuel de Martonne à 19 ans, détail de la photographie des « Conscrits » (étudiants de première année) de lettres à l'ENS, 1892.  [Source : Bibliothèque de l’ENS, Photo D/2/1892/2.]

« À vingt et un ans, on peut refaire son éducation » affirmait en 1918 Emmanuel de Martonne (1873-1955) en rappelant qu'il avait décidé, au sortir de l'agrégation d'histoire et géographie (1895), de parfaire son éducation de Normalien littéraire féru de géographie par une formation canonique en sciences naturelles. Parmi les documents rendus publics grâce à une donation familiale, ses cahiers des années 1896-1899 attestent son application à cette tâche. Ils montrent également qu'il avait le souci de construire un point de vue distinctif de la géologie ou de la botanique, un regard géographique. En consultant ces cahiers, on découvre sur le vif les façons de voir d'un étudiant pas comme les autres. On peut aussi le comparer à son maître Paul Vidal de la Blache, plus autodidacte en ces matières, et le retrouver plus tard comme éveilleur de vocations. En revisitant des hauts-lieux de l'excursion naturaliste en Île de France, on est saisi par les reconfigurations matérielles de sites bouleversés par l'action humaine.

 

Cahier « PARIS-LAVAL » d’Emmanuel de Martonne, 1896 ?
Cahier « PARIS-LAVAL » d’Emmanuel de Martonne, 1896 ?
Cahier « Excursion géologique Ardenne Belgique Boulonnais » d’Emmanuel de Martonne, 1896
Cahier « Excursion géologique Ardenne Belgique Boulonnais » d’Emmanuel de Martonne, 1896
Cahier : « Excursions géologiques et botaniques autour de Paris » d’Emmanuel de Martonne, 1896
Cahier : « Excursions géologiques et botaniques autour de Paris » d’Emmanuel de Martonne, 1896

 

Un étudiant naturaliste zélé

« Excursion d’Argenteuil » : page extraite du cahier d’« Excursions géologiques et botaniques autour de Paris » d’Emmanuel de Martonne, 1896.
« Excursion d'Argenteuil » : page extraite du cahier d'« Excursions géologiques et botaniques autour de Paris » d'Emmanuel de Martonne, 1896. [Source : NuBIS.]

En excursion, cet agrégé d'histoire et géographie se révèle particulièrement attentif et zélé. Dans le compte rendu d'excursion réalisé à tête reposée, il démontre sa maîtrise de l'exercice de terrain. Il note l'objectif suivi, esquisse par le croquis la topographie, la géologie locale et les sites qui les a dévoilés (« notre route », sur ses croquis, ici en violet, « carrière », en rouge). Puis il détaille l'itinéraire suivi en laissant transparaître ses moments successifs : le « topo » magistral, l'entrée dans la carrière, l'explication géologique et la collecte finale, fébrile et excitante, des fossiles ou des spécimens botaniques caractéristiques.

À partir de ses fiches de terrain, dont certaines sont encore intercalées dans le cahier, Il a mis au propre au retour les notes et les croquis esquissés sur le motif ; il les a rehaussés de couleurs, a vérifié ses annotations, apporté des compléments recueillis en bibliothèque, et conclu par des commentaires sur les apports de la « promenade ».

En fait, De Martonne est déjà initié aux excursions par sa formation à l'ENS, où le maître de conférences de géographie, Paul Vidal de la Blache (1845-1918), incitait les élèves de Lettres à suivre les sorties organisées par les naturalistes de l'École. Ici, il se plie aux exercices disciplinaires, dont le compte rendu d'excursion fait sans doute partie, comme d'autres travaux pratiques dont on a aussi des traces. Il manifeste, dans ces activités plus ciblées qu'auparavant, le coup d'œil et le talent graphique (source : cahier Ardenne) dont il a fait montre sa vie durant.

 

Un étudiant avancé : la marne verte et la question de l'eau

Cet étudiant a de l'avance, sans aucun doute, sur ses jeunes compagnons, dont il raille l'ignorance ou la naïveté. Ainsi, lors d'une excursion dans la vallée de l'Oise (source : cahier Autour de Paris), il semble comprendre spontanément la présence d'un « petit coin de Normandie » dans un « désert de sable et de calcaire ». La présence, en-dessous d'une strate de sables, d'une couche imperméable, en est manifestement la cause. Grimpant sur la butte de Montmorency, il fustige l'ignorance de ses camarades : « A mi-pente on s'aperçoit bientôt qu'on s'enfonce dans des rigoles boueuses qui se multiplient. Tout le monde s’étonne. [On] Alors nous montons vers les marais s’écrie quelqu'un ; c’est le contraire ordinairement. Tous ces gens ne réfléchissent pas que nous avons atteint le niveau des marnes vertes bien développées ici et qu'au-dessus se trouvent les sables de Fontainebleau. » ; et il s'explique doctement le but de la halte botanique prévue : récolter « la flore [du ma] hygrophile la plus nettement caractérisée » (source : cahier Autour de Paris).

En bon élève, De Martonne enregistre les remarques du maître. Mais, s'il l'approuve souvent, il nuance parfois ou bien vérifie ses assertions en consultant la carte. Ainsi des exagérations qu’il relève dans les propos que « Monsieur Munier » (source : cahier Autour de Paris) consacre à l'habitat beauceron et aux contraintes imposées par la profondeur de la nappe aquifère.

 

Pont Saint-Maxence : page extraite du cahier d’« Excursions géologiques et botaniques autour de Paris » d’Emmanuel de Martonne, 1896.
Pont Saint-Maxence : page extraite du cahier d'« Excursions géologiques et botaniques autour de Paris » d'Emmanuel de Martonne, 1896. [Source : NuBIS.]

Approfondir une culture propre de géographe

Un autre registre de réflexions est celui du géographe qui veut perfectionner sa culture propre. Après le compte rendu strictement géologique ou botanique qu'il dresse d'une excursion, De Martonne se réserve d'en évaluer l’intérêt spécifiquement géographique. Lors de son excursion en Ardenne, il estime ainsi que la « géographie physique » a eu le premier jour la vedette par rapport à la « géologie pure » (source : cahier Ardenne), les analyses ayant été consacrées au réseau hydrographique et à la variété des méandres de la Meuse .

De Martonne s'intéresse aussi, comme on l'a vu à propos de l'habitat rural, aux relations qu'entretiennent les habitants avec le milieu naturel. Il y prête même un intérêt particulier, allant jusqu’à glisser dans ses comptes rendus l'expression nouvelle de « géographie humaine » qui émerge alors dans le vocabulaire de ses pairs.

L'Île de France est propice à l'instruction spécifique du géographe-historien. L'excursion à Argenteuil est cruciale. Il a d'abord rédigé une synthèse sur la morphologie des buttes du Parisis, parmi lesquelles figure la butte d'Orgemont, centre de l’excursion. Puis il poursuit comme en Ardenne : « Quelques remarques géographiques encore » (source : cahier Autour de Paris).

Il développe alors deux points. Il tente d'abord de distinguer dans la végétation locale et les cultures ce qui révèlerait de faits d'adaptation au milieu naturel (sols et microclimats) et ce qui serait induit par la proximité d'un marché de consommation (« le monstre parisien »). Ne se contentant pas de comparer sur le terrain les productions des différents coteaux et buttes, il esquisse une enquête cartographique : « V. mes fiches d'après carte au 80 000e pour plus de détails sur cultures et relief général au N de Paris » (source : cahier Autour de Paris).

 

Le sol écumoire et la ville

Carte postale de la carrière à plâtre d'Orgemont, 1908
Carte postale de la carrière à plâtre d'Orgemont, 1908, source : Cartorum (CC BY SA 3.0)
Autre version visible aux Archives Municipales d'Argenteuil (5F1272)

Là ne s'arrêtent ni sa curiosité ni son envie d'enquête, car la carrière, laboratoire du géologue, se transmue pour De Martonne en objet de géographie urbaine :

« Abondance grandeur des carrières. Évaluer leur superficie leur volume. Chercher renseignement sur leur débit par an.
C'est un fait géographique important, et qui accompagne toutes les grandes villes (et même les villes médiocres Laval) que le sol percé ainsi en écumoire tout alentour. […] Il y a alors là un trait particulier de leur vie. […] C'est quelque chose. »
.

Finalement, sous le regard du géographe, le terrain entier, y compris les « flonflons » dominicaux, fonctionne en « satellite du grand astre parisien ».

 

Les marnes vertes d'Orgemont : page extraite du cahier d'« Excursions géologiques et botaniques autour de Paris » d'Emmanuel de Martonne, 1896
Les marnes vertes d'Orgemont : page extraite du cahier d'« Excursions géologiques et botaniques autour de Paris » d'Emmanuel de Martonne, 1896. [Source : NuBIS.]

Les marnes vertes et l'illumination

Les exercices de terrain ont leurs hauts-lieux, les buttes du Parisis en font partie (source : La France : tableau géographique). Vidal de la Blache se trouve précisément à Sannois le dimanche 26 mai 1895 (cf. p.82 et 83 du Carnet 13), accompagnant probablement le même géologue, Ernest Munier-Chalmas (1843-1903), inventeur de la strate oligocène du « Sannoisien » ; Vidal y observe les marnes vertes et des dispositions lithologiques curieuses que De Martonne a aussi relevées sur la butte d'Orgemont (source : cahier Autour de Paris).

On se plaît à imaginer qu'en 1930, c'est sur cette butte qu'un jeune normalien, Louis Poirier (1910-2007), s'est converti à la géographie, en touchant des yeux, pour ainsi dire, ces marnes vertes dont le nom « le laissait plus que sceptique » :

« De Martonne s'arrêta au bord de la route pour une courte explication puis, au flanc du fossé d'où suintait un filet d'eau, il donna deux ou trois coups de son marteau de géologue et ramena au jour un beau morceau de glace à la pistache. J'écarquillai les yeux, comme Saint-Thomas devant les stigmates, et, de ce jour-là, fermement, je crus. » (Julien Gracq, 1972)

 

Que sont ces hauts-lieux devenus ?

« L’exploitation du plâtre » : panneau d’interprétation « A la découverte d’Orgemont » de l’Espace naturel régional des Buttes du Parisis (détail) Photographie Marie-Claire Robic, 1er mai 2021
« L’exploitation du plâtre » : panneau d’interprétation « A la découverte d’Orgemont » de l’Espace naturel régional des Buttes du Parisis (détail)
Photographie Marie-Claire Robic, 1er mai 2021
Le panorama parisien depuis la butte d’Orgemont Photographie Denis Wolff, 1er mai 2021
Le panorama parisien depuis la butte d’Orgemont
Photographie Denis Wolff, 1er mai 2021

Au sortir de la guerre, ce jeune géographe (et écrivain) s'interrogeait sur le devenir de la science qu'il avait acquise auprès de professeurs spécialisés, les uns en géographie physique et les autres en géographie humaine. Face à l'emprise de la technique, face aux crises historiques du XXe siècle, Il doutait. Les principes classiques pouvaient-ils encore éclairer ce « 'quaternaire historique' […] qu'ont laissé sur le sol des successions de générations industrieuses » ? La géographie humaine devra-t-elle « se refaire des yeux neufs ? » (Louis Poirier, 1947).

Ces buttes du Parisis restent témoins de leurs spécialités passées. Plus d'asperges, mais un figuier, une parcelle de vignes, un moulin-restaurant couronnant les hauteurs. Un œil exercé repère in situ ces « reliefs » (au sens de ce qui reste) d'une strate historique révolue. L'action patrimoniale les met en valeur, invitant à explorer d'autres archives, muséales.

Mais la masse du relief est désormais postiche. La carrière à plâtre abandonnée ou épuisée a été comblée par les terrains extraits du sous-sol tertiaire pour construire le Grand Paris Express. Pensons-donc : l'équivalent de huit pyramides de Khéops de déblais à stocker quelque part ! Pas de réaménagement pittoresque comme l'ont connu les Buttes Chaumont sous Haussmann, mais la création d'un « Espace naturel régional des Buttes du Parisis ». Ailleurs, de telles buttes de récupération de déchets sont conçues par des paysagistes-landartistes.

Par un étrange renversement des choses, elles témoignent toujours de l'interdépendance entre la ville et son sous-sol. On peut y voir de « la nature continûment colmatée par le sédiment historique » (Louis Poirier). Dans leur forme actuelle ce sont d'extraordinaires belvédères avec, sous les pieds, l'ex-terrain tertiaire engazonné et, devant nous, le panorama des sédimentations entrecroisées de l'action anthropique.

 

Pour aller plus loin :

  • Guy Baudelle, Marie-Vic Ozouf-Marignier, Marie-Claire Robic (dir.), 2001, Géographes en pratiques (1870-1945). Le terrain, le livre, la Cité, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
  • Julien Gracq, 1974, Lettrines 2, Paris, José Corti.
  • Emmanuel de Martonne, 1918, Titres et travaux scientifiques, Paris, Armand Colin.
  • Louis Poirier, 1947, « L'évolution de la géographie humaine », Critique, janvier-février, p. 86-94.
  • Paola Vita, 2019, Du déchet au matériau, au socle de paysage : quel cycle économique pour les terres du Grand Paris Express ?, Projet de fin d’études AUE, Guillaume Coppé (dir.). [Cité de l'architecture]

Volumes dans les collections de NuBIS :

Marie-Claire Robic
(CNRS, UMR Géographie-cités, équipe « Épistémologie
et histoire de la géographie »)