L'album de Cluj offert au géographe Emmanuel de Martonne en 1930 (2e partie)

Cet album photographique, réalisé à la toute fin des années 1920, a été offert lors de la cérémonie organisée pour remettre à E. de Martonne son diplôme honoris causa de l'Université de Cluj. Rappelons qu'à l'époque, la photographie est un produit à la pointe de la technologie, rare, coûteux et donc très précieux. Qui est Emmanuel de Martonne ? Pourquoi l'Université de Cluj ? Pourquoi de tels honneurs ? Que représentent les photographies de cet album et quel sens leur donner ? Les réponses à ces questions tissent les contours des relations scientifiques, institutionnelles et culturelles entre la France et la Roumanie pendant la période de l'entre-deux-guerres. Deuxième partie de notre présentation.

 

4 - L'album photographique dans sa matérialité

Trente-cinq planches photographiques, en noir et blanc, légendées en roumain, présentent successivement à raison d'un cliché par feuillet : une vue générale sur la ville de Cluj, la façade du bâtiment central de l'Université (qui comprend l'Aula Magna – salle d'honneur où se déroulèrent les cérémonies d'anniversaire de l'université de 1930), le Musée de la langue roumaine, l'Institut d’études classiques (à savoir l'étude de l'Antiquité gréco-romaine), l'Institut de psychologie, l'Institut de spéléologie, l'Institut de zoologie, les Instituts de chimie et de chimie organique, le jardin botanique, la bibliothèque de l'université, puis des instituts relevant de différentes branches de la médecine (anatomie, radiologie et physiologie, Institut Pasteur, Institut antirabique, direction des cliniques universitaires, clinique médicale, cliniques de chirurgie, de gynécologie et d’obstétrique, d’ophtalmologie, de neurologie et de psychiatrie, d’oto-rhino-laryngologie et de stomatologie, l'Institut pharmaceutique et la pharmacie des cliniques), et enfin les bâtiments réservés aux étudiants (foyer des étudiantes vu depuis la cour, foyer estudiantin « Maison des instituteurs », foyer estudiantin « Avram Iancu », foyer estudiantin « Dr. Victor Babeș »).

Cette sélection vise à mettre en évidence les travaux de construction des nouveaux bâtiments menés par l'Université de Cluj depuis sa refondation comme université roumaine en 1919. Rappelons en effet qu'avant les traités de Paix de 1919-1920, Cluj s'appelait Kolosvar, était hongroise et abritait déjà une université, fondée en 1872. Les clichés de l'album montrent des bâtiments récents, qui n'existaient pas du temps des Hongrois. Ce choix, qui relève de la politique académique, explique la présence de photographies concernant des instituts de recherches. Pour certains d'entre eux, comme par exemple l'Institut Pasteur (Institut antirabique), la France a apporté son aide en termes de savoir-faire et en envoyant des professeurs français. Ainsi le Français Pierre Thomas enseigna-t-il la chimie biologique de 1922 à 1937 à l'Université de Cluj et joua un rôle de premier rang dans la mise en place de l'Institut Pasteur.

Date des photographies

Le cliché de la façade de l'université (ci-dessus) nous renseigne sur la date probable de réalisation des photographies de cet album : en effet, l'université clujeoise reçut le patronyme « Roi Ferdinand I », indiqué dans la légende, à l'automne 1927.

Si la date de fin de construction ou d'inauguration de l'Institut de physiologie, encore en chantier lorsqu'il a été photographié (ci-contre), ne nous est pas connue, l'annuaire de l'université indique que cet institut a été doté en 1932-1933 d'un nouvel étage, qui abritait la bibliothèque, l'administration des laboratoires de physiologie et de physique médicale, des bureaux divers, etc.

Cela nous permet d'avancer que le cliché de cet institut, et, en extrapolant, l'ensemble des clichés de l'album, datent plutôt de la période 1927-1930. Si la date de fin de construction ou d'inauguration de l’institut de physiologie ne nous est pas connue, nous nous appuyons sur l’annuaire de l’université qui indique que cet institut a été doté en 1932-1933 d'un nouvel étage, qui abritait la bibliothèque, l'administration des laboratoires de physiologie et de physique médicale, des bureaux divers, etc. Nous en déduisons que le cliché de cet institut date plutôt de la période 1927-1930.

 

Auteur des clichés

À la fin de l'album, en couverture intérieure, une étiquette en roumain indique : « Les photos ont été reproduites dans le Laboratoire de la clinique dermato-vénérienne, par le Dr. R. Hoffmann, Cluj ». De plus, certaines photographies portent en filigrane en bas à droite l'inscription « Dr. Hoffmann, Cluj ». Nous pouvons donc en déduire que le Dr. Hoffmann est très probablement l'auteur des clichés, ou du moins qu'il les a développés.

Le Dr. Richard Hoffmann, Roumain d'origine juive, est né en 1899 et vécut jusqu'au début des années 1940. Une hypothèse assez probable est qu'il fut victime des persécutions antisémites de l'époque. Médecin dermatologue, il fut, dans les années 1920, l'assistant du professeur Coriolan Tataru (chef de la clinique et de la chaire de Dermato-Vénérologie de l'Université de Cluj). Il était aussi un exceptionnel concepteur de moulages en cire : il en exécuta un grand nombre pour la collection scientifique des moulages en dermatologie, mise en place à Cluj par le professeur Tataru à partir de 1923. On estime qu'entre 1923 et 1928, le Dr. Hoffmann, aidé par un ou deux techniciens, réalisa près de deux cents moulages et un grand nombre d'images médicales sur papier ou sur plaques de verre. Vraisemblablement, il réalisa aussi des photos sur d'autres thèmes et les développa sur papier, dans son atelier, comme cet album, dont il est question ici.

 

5 - Quelques clichés commentés

Le Musée de la Langue Roumaine.
L'Institut de Spéléologie.

Le Musée de la Langue Roumaine

Cet institut de recherches a été fondé après la Grande Guerre par le premier recteur roumain de l'Université de Cluj. Cet institut est dédié à l'étude scientifique de la langue roumaine, qui n'avait pas été acceptée comme langue officielle en Transylvanie au temps de l'empire de l'Autriche-Hongrie.

 

L'Institut de Spéléologie

Il a été fondé en 1920 par un grand ami d'Emmanuel de Martonne, le professeur Émile Racoviță (1868-1947), qui en devient le directeur. Ce fut à l’époque le premier institut au monde dédié aux recherches spéléologiques.

Après la Grande Guerre et l'union de la Transylvanie avec la Roumanie, dans le contexte de la création d’une université en langue roumaine à Cluj, le Conseil Dirigeant (gouvernement provisoire roumain de la Transylvanie) exprima le désir que la nouvelle Faculté des Sciences « devrait avoir un institut de biologie doté d'une spécialité capable d'attirer l'attention et l'intérêt des chercheurs étrangers, spécialité destinée à remplacer celle de l'Institut de zoologie de l'Université hongroise ». En d'autres mots, on voulait fonder une nouvelle unité de recherches dont l’activité et la notoriété allaient dépasser les acquis scientifiques des universitaires hongrois ; la référence hongroise à dépasser était le professeur István Apáthy (1863-1922). Internationalement connu pour ses travaux en histologie, il fut non seulement directeur de l'Institut de zoologie de l'université hongroise de Kolozsvár, mais également ancien doyen et recteur de cette institution académique. Apáthy avait détenu aussi quelques fonctions politiques, comme représentant de l’état hongrois en Transylvanie entre novembre 1918 et le printemps 1919 – au moment de la fin de la guerre et du début de la Conférence de la Paix de Paris.

Le Conseil Dirigeant, par son département d'instruction publique, entra donc en négociations avec Émile Racoviță, alors installé avec sa femme dans le Sud de la France : il souhaitait le faire rentrer dans son pays d’origine en lui offrant la chaire de zoologie, ce que Racoviță déclina. Suite à un échange de lettres, les deux parties tombèrent d’accord pour fonder à Cluj l’Institut de Spéléologie, un rêve pour Racoviță. Cet institut fut créé officiellement au printemps 1920 (la loi de sa fondation fut promulguée par le roi Ferdinand I de Roumanie le 26 avril 1920). Le siège de ce nouvel Institut de spéléologie fut établi dans une aile du bâtiment de l’ancien Institut hongrois de Zoologie, bâtiment construit à la fin du XIXe siècle.

Si nous ne pouvons pas préciser quand se sont rencontrés Emmanuel de Martonne et Émile Racoviță, il est vraisemblable que cela se fit à la Sorbonne, où de Martonne enseignait en 1909 et où Racoviță travaillait depuis 1900. Racoviță fut un des signataires roumains du document par lequel on embaucha E. de Martonne pour enseigner à Cluj en 1921 et il joua souvent le rôle d'hôte pour les visites d'E. de Martonne à Cluj. Ce dernier logeait d'ailleurs dans la maison familiale de Racoviță à Cluj, dans un petit appartement surnommé « le foyer des professeurs ».

Le jardin botanique

Le jardin botanique de Cluj est lié au nom du grand botaniste Alexandru Borza, professeur à l'université roumaine de Cluj depuis 1919.

Au temps de l'université hongroise de Koloszvár (1872-1918), on enregistra quelques tentatives en vue de la création d'un jardin botanique dans la ville ; la plus avancée d'entre elles fut celle du professeur Aladár Richter, qui esquissa en 1912 des plans pour son organisation. Ces plans furent abandonnés en raison de la Grande Guerre. Après la création de l'université roumaine de Cluj, l'idée ressurgit et c'est en 1920 que Borza envoie au Conseil Dirigeant de nouveaux plans détaillés pour la mise en place d'un véritable jardin botanique clujeois et d'un Institut botanique.

Borza voulait créer un jardin qui fut essentiellement « une expression des conceptions botaniques modernes en matière de classification des plantes et de phytogéographie, et non un parc esthétique public… ». Par conséquent, il accentua la valeur scientifique de cette institution et plaça plutôt en arrière-plan le point de vue de l'esthétique horticole et de l'architecture décorative de ce jardin botanique.

Selon les plans originels du professeur Borza, le jardin botanique de Cluj allait avoir six compartiments ou sections distinctes:

  1. systématique
  2. groupes géographiques (la flore complète de la Roumanie et aussi certains groupes de flores étrangères : Alpes, Balkans, Région méditerranéenne, Asie, Amérique du Nord
  3. groupes morphologiques, biologiques et génétique
  4. groupes de plantes utiles (médicinales et économiques, section pomologie, section ornementale et jardins historiques)
  5. le complexe de serres avec plantes tropicales et subtropicales
  6. les pépinières, le jardin de réserve et la cour avec logement pour le personnel et champs d'expérience.

L'aménagement du jardin botanique de Cluj dura plus de dix ans, plus précisément de 1920 jusqu’en 1935, année où fut achevée la construction du bâtiment de l'Institut Botanique (installé dans le jardin). À partir de 1925 le jardin botanique de Cluj est ouvert tous les jours au grand public.

La Bibliothèque universitaire.
Le foyer estudiantin dit « Maison des instituteurs ».

La bibliothèque

La bibliothèque de l'Université de Cluj existe depuis 1872, année de la fondation de l’université hongroise de la ville. Si à ses débuts, les collections de livres et périodiques furent surtout en hongrois, au fil de temps elles ont été enrichies par des publications en plusieurs langues, principalement en roumain, allemand, français, italien.

Le bâtiment de la bibliothèque de l'Université de Cluj fut construit en style Art Nouveau (Wiener Secession) entre les années 1906-1909.

Tout comme l'université, la bibliothèque fut réorganisée et modernisée après 1919, quand elle passa sous administration roumaine. Dans les années 1930, les autorités roumaines réussirent à achever, à l'aide d'importants financements publics, l'aménagement des étages supérieurs de la bibliothèque, ce qui augmenta le nombre de salles de lecture destinées au grand public.

 

Les foyers des étudiants

Les foyers pour étudiants et étudiantes sont une grande réussite de la nouvelle université roumaine de Cluj, qui fit des efforts à partir de 1919 pour créer ce genre d'établissements. Entre 1924 (date de l'acquisition du premier corps de bâtiment pour le foyer des étudiantes) et 1929 il y a eu au total deux-mille-neuf-cent-vingt-deux jeunes gens qui furent abrités dans les foyers de l’université roumaine de Cluj.

Le foyer Victor Babeș logea de 1925 à 1929 un total de trois-cent-quatre-vingt futurs médecins.

Selon les règles de l'université roumaine, on distribuait à Cluj plusieurs types de bourses pour les étudiant·e·s. Une de ces catégories était surnommée « bourse en nature » : les autorités universitaires offraient logement et repas gratuits dans les foyers pour les étudiants les plus démunis.

 

Conclusion

En conclusion, l'album de Cluj offert à Emmanuel de Martonne porte un triple message : tout d'abord, une marque d'honneur adressée au géographe français, puis, une portée plus institutionnelle de consécration des liens scientifiques, académiques et culturels franco-roumains, et enfin une mise en valeur à connotation politique des bâtiments de la (re)naissance universitaire roumaine à Cluj. On peut s'étonner que l'Institut de géographie de Cluj ne figure point dans l'album offert au géographe français : G. Valsan (1885-1935), qui en fut le directeur en 1920, fut un élève et ami de E. de Martonne. Mais il est vrai que cet institut existait déjà à l'époque de l’université hongroise de Koloszvár et était dirigée par Eugen Cholnoky (1870-1950), également collègue et ami de E. de Martonne.

 

Pour aller plus loin :

  • Gaëlle Hallair, Amélia Laurenceau, Armâne Magnier, 2020, « La Roumanie d'Emmanuel de Martonne : carnet de terrain», Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne, NUBIS.
  • Gaëlle Hallair, Shadia Kilouchi, Edwige Motte, 2019, « Sur les pas d'Emmanuel de Martonne : 3e excursion Roumanie, 1921 », navigae.
  • Ana Maria Stan, 2007, Vizita Misiunii Universitare Franceze în România (iunie 1919) şi semnificaţiile sale, Cluj-Napoca, în « Biserică, societate, identitate. In honorem Nicolae Bocşan», Presa Universitară Clujeană Cluj-Napoca, pp. 691-699.
  • Ioachim Crăciun, 1930-1935, Serbările jubiliare ale Universității din Cluj la împlinirea primului deceniu 1920-1930 și activitatea ei științifică în primul deceniu 1920-1930, Cluj, Tipografia Cartea Românească, 528 p.
  • Ana Maria Stan, Gheorghe Racoviță, 2007, Memoria documentelor. Cooperarea franco-româna la Universitatea din Cluj, oglindita în arhiva lui Emil Racovita, Cluj, Presa Universitară Clujeană, 328 p.
  • Alexandru Tataru, Dan Tataru, Maria Grazia Roccia, Katlein França, Massimo Fioranelli, Torello Lott, 2017, The history of an unknown dermatological wax collection from Cluj-Napoca University "Iuliu Hatieganu", Romania, in « Wiener Medizinische Wochenschrift », 167 (suppl. 1), pp. 42-45, doi: 10.1007/s10354-017-0564-4.

 

Gaëlle Hallair
(CNRS, UMR Géographie-cités, équipe
« Épistémologie et histoire de la géographie », France)
et Ana-Maria Stan
(chercheuse au Musée d'histoire de l'Université
Babes-Bolyai de Cluj-Napoca, Roumanie)